Retranscrire sur scène les mots d’un déserteur
Cette saison, dans le cadre d’un partenariat, la Pépinière produira des reportages sur les créations programmées au Théâtre Saint-Gervais afin de documenter les méthodes de travail des artistes.
Velibor Čolič a déserté l’armée bosniaque en 1992 pour s’installer en France. 23 ans plus tard, il écrit Manuel d’exil, un roman qui relate son parcours. Maya Bösch s’en emparera du 28 septembre au 3 octobre prochains à Saint-Gervais, et y dirigera Jean-Quentin Châtelain, qui prêtera sa voix au géant devenu Français.
« J’ai 28 ans et j’arrive à Rennes avec pour tout bagage trois mots de français – Jean, Paul et Sartre. » C’est avec ses mots que Velibor Čolič débute son Manuel d’exil. Lui qui a toujours rêvé de devenir un auteur français à la hauteur des Balzac et autres Camus a suivi un parcours pour le moins compliqué. Et alors qu’il vient d’obtenir la nationalité française au bout de presque de trente ans, les mots qu’il a publiés en 2016 vont enfin résonner, à Saint-Gervais d’abord, avant d’enchaîner avec une tournée en Suisse et en France. J’ai eu la chance de rencontrer Maya Bösch, metteuse en scène, au tout début des répétitions, dans la chaleur du mois d’août.
Avant d’entrer dans le processus de création à proprement parler, il me faut faire un rapide historique. Maya Bösch a collaboré avec Jean-Quentin Châtelain sur un film retraçant l’histoire de Gibellina, une ville de Sicile détruite par un tremblement de terre et reconstruite comme un projet artistique[1]. C’est de là que naît leur volonté de travailler ensemble sur un autre projet. La metteuse en scène se met alors à la recherche d’un texte en fonction de l’acteur qu’elle veut diriger, et pas l’inverse comme cela se fait habituellement. En tombant sur Manuel d’exil, dans le train, elle rit et se dit spontanément que c’est ce texte qu’elle doit adapter. En 2018 débute donc leur collaboration, dans laquelle l’auteur est lui aussi intégré. Il faut dès lors adapter le texte pour un souffle porté par un comédien, sur un plateau. Appréciant déjà de travailler autour de la thématique des migrants, Maya Bösch aime le fait que Manuel d’exil soit empli d’humour, dans un mélange entre un roman d’écrivain et un récit autobiographique, qui se trouve à la fois dans le concret, dans l’illustratif, mais fait aussi rêver et se contredit par moments. Ce « migrant ambitieux », comme elle aime à l’appeler y développe aussi son rapport aux auteurs français, avec quelques exagérations parfois, qui en font un objet déjà théâtral. Ce sera la première adaptation d’un écrit de Velibor Čolič, à l’égard duquel Maya Bösch ne tarit pas d’éloges : fin, intelligent, plein d’autodérision… Et on ne peut que comprendre en entendant les mots déclamés par Jean-Quentin Châtelain.
Le titre de ce Manuel d’exil évoque une visée quelque peu pédagogique. Son sous-titre Comment réussir son exil en trente-cinq leçons ne fait qu’ajouter à cette idée. Ces leçons s’avèrent finalement être autant d’étapes et de lieux qui ont marqué le parcours de Velibor Čolič. Le théâtre doit aussi permettre de transmettre au public toutes les émotions de ce qui n’est pas dit. Le sous-texte aura ainsi toute son importance dans le processus. Ce processus, justement, ne se fait pas sans l’auteur. C’est l’avantage bien sûr de présenter un texte contemporain récent. Cette notion est chère à Maya Bösch, qui ambitionne de faire découvrir des auteurs qu’on connaît moins, pour créer aussi des dialogues dramaturgiques entre les pièces. Ce qui n’est pas sans rappeler la notion de voyage si présente dans la thématique des migrants. Une notion de voyage qui, paradoxalement, n’est pas celle développée par Velibor Čolič, qui a toujours affiché sa volonté de rester en France. Il le dit lui-même : l’écriture l’a sauvé. Lui qui a vécu dans la pauvreté et la maladie, suite à son parcours et toutes les difficultés auxquelles il a fait face, est ainsi extrêmement touché par cette adaptation. S’il fait entière confiance à l’équipe, il montre aussi son impatience à entendre et voir son texte, car c’est là aussi toute la beauté du théâtre et tout le défi de cette mise en scène, qui doit rendre toute sa musicalité aux mots de Velibor Čolič.
Lorsque je rencontre l’équipe, l’heure est encore à la réflexion autour la scénographie et le son. Les essais et autres tests de lumière, micros et autres machines à fumée vont bon train, ce sont des éléments auxquels on ne pense pas vraiment lorsqu’on voit un spectacle fini, ils sont pourtant déterminants. Maya Bösch a ainsi choisi de sonoriser la voix de l’acteur Jean-Quentin Châtelain via un micro, afin de créer un espace sonore par amplification. Le procédé va changer l’écoute et il faut vérifier, par exemple, qu’aucun effet Larsen n’interviendra. Quant à la scénographie, elle se compose de cadres fracturés, illuminés par des LED. Le mélange entre tous les éléments doit créer un parcours – dont la partition reste à définir – censé figurer les lieux et étapes du voyage de Velibor Čolič, dans une forme d’errance. Mal adapté à la France, il utilise par exemple la métaphore du flipper, dans lequel tout clignote et tout est constamment en mouvement, un élément que pourrait rappeler ce choix scénographique. Les trois cadres peuvent aussi imager les trois pays fragmentés dans la région d’où vient l’auteur, avec ce qu’il y a d’angoissant dans ce manque de stabilité. En les imaginant fermés, on retrouverait l’unité potentielle qu’ils peuvent créer et l’idée de paisibilité qui s’ensuivrait. On l’aura compris, il faut faire attention à chaque détail et Maya Bösch ne laisse rien au hasard.
Mais c’est bien évidemment le texte qui sera au centre de tout. En lisant Manuel d’exil, la metteuse en scène y a décelé une certaine ironie, dans un texte en forme de prose poétique. Elle a aimé la musicalité de la langue, qui n’est pas sans rappeler le jazz ou le blues. Mais comment passer d’un roman à la première personne à un texte de théâtre, plus court et plus condensé ? Après avoir adapté le texte pour la scène, il faut le tester. Au début du processus, elle laisse ainsi travailler son acteur, qui traverse le texte de manière à l’appréhender. Le focus se fait donc d’abord sur le texte avant le placement. Il trouvera ainsi lui-même son placement, à la manière d’un peintre qui crée son tableau. Les premiers filages ont ainsi pour objectif de tester les adaptations, de couper plus ou moins de passages, d’en modifier d’autres, tout en intégrant les éléments scéniques dans le rythme du spectacle, afin que le texte coule et se déroule. Là aussi, tout est question de détail, pour que les mots restent au plus proche de ceux de Velibor Čolič.
Face à l’enthousiasme contagieux de Maya Bösch et à l’écoute des premières répétitions de Manuel d’exil, on ne peut qu’attendre avec impatience de découvrir le produit final, à l’occasion d’un second reportage à venir et, bien sûr, du spectacle qui sera proposé au public.
Fabien Imhof
Photo : © Cie Sturmfrei
Retrouvez cet article sur le blog du Théâtre Saint-Gervais.
[1] Pour en savoir un peu plus : https://www.rts.ch/play/radio/monumental/audio/gibellina-sicile?id=12363766