Du grand Feydeau au Théâtre du Loup
Au Loup, les portes claquent, les quiproquos et autres mensonges fusent… et on ne boude pas notre plaisir ! Feydeau, le roi de la manipulation, est à l’honneur dans Un Fil à la Patte, dans une mise en scène de Julien George, jusqu’au 8 février.
Lucette est folle amoureuse de Bois d’Enghien. Mais celui-ci doit se fiancer à Viviane, la fille de la Baronne Duverger, le soir-même. Seulement, il ne sait pas comment rompre avec Lucette. L’arrivée du général Irrigua, qui la courtise, semble être l’opportunité parfaite ! La situation vous paraît déjà compliquée ? Ajoutez à cela le clerc de notaire Bouzin, qui veut offrir sa stupide chanson à Lucette ; la sœur de la chanteuse que personne ne considère ; Chenneviette, le père de l’enfant de Lucette à qui elle doit verser une pension ; ou encore le maladroit et odorant Fontanet, qui ne cesse de mettre les pieds dans le plat. Vous obtenez une fresque presque complète – d’autres personnages secondaires se joignant encore à la fête – pour une galerie qui va permettre à l’incroyable jeu de Feydeau de se mettre en place. Car si tou·te·s ont Un Fil à la Patte, ce dernier est aussi utile à l’auteur pour les manipuler, telles des marionnettes…
Un imbroglio étonnamment moderne
Difficile de résumer l’entièreté de l’intrigue de ce spectacle, tant il est riche en rebondissements et en surprises. On apprécie d’ailleurs de voir autant de retournements de situations inattendus. Chacun·e son tour croit manipuler les autres, avant de devenir le dindon de la farce… comme si une instance supérieure les manipulait tou·te·s. Du grand Feydeau, on vous dit ! Mais ce qui surprend le plus, c’est la modernité du propos, pour un spectacle pourtant écrit en 1894. On est d’abord étonné·e du terme « rastaquouère » pour désigner le fantasque général Irrigua, au français plus qu’approximatif. Et pourtant, ce terme était bien en vogue au XIXème ! Mais ce n’est qu’un détail au regard du reste…
On évoquera d’abord Lucette, cette starlette surnommé « la divette » pour son succès dans les cafés-concerts. C’est elle qui verse une pension à son ex-mari, et non l’inverse. Elle l’entretient et semble tenir les rênes de toute cette situation. C’est elle qui a payé la maison, qui a un domestique à ses ordres et qui décide de ce qu’elle veut chanter ou non. Même au niveau de ses sentiments, celle que l’on croit d’abord naïve et aveuglée par l’amour qu’elle éprouve pour un coureur de jupons, va développer une toute autre facette lorsqu’elle découvrira le pot-aux-roses… Ce pot-aux-roses symbolisé par l’épineuse Viviane, dont la coiffe de mariage est d’ailleurs très florale. La jeune femme surprend en ne ressentant d’abord rien pour Bois d’Enghien, qui se présente comme un homme honnête qui n’aime qu’elle et n’en a connue aucune autre auparavant. Paradoxalement, ce dont elle rêve, c’est d’un homme courtisé, pour lequel les femmes seraient prêtes à se tuer ; Tout cela pour prouver sa valeur à elle, si elle lui met le grapin dessus. Cette vision des choses en dit long et résonne avec notre société d’aujourd’hui, sur le paraître, les jeux de pouvoir et cette volonté de tout dominer. En témoigne d’ailleurs sa remarque, à ce sujet, sur la loi de l’offre et de la demande… Un propos qui paraît très en avance sur son temps, et l’on pourrait encore multiplier les exemples.
Du grand Feydeau
La mise en scène de Julien George rend hommage à l’auteur, avec ces personnages hauts en couleur – littéralement pour certains d’ailleurs. On apprécie la précision de la partition, alors que de nombreuses répliques sont énoncées dans une parfaite synchronicité par deux, trois, voire quatre personnages à la fois par moments. Il n’y a pas de temps mort, l’énergie est constante et le curseur de celle-ci est placé très haut ! Les répliques fusent, sans temps mort, y compris les apartés, placés dès que l’occasion se présente. De cette précision, on apprécie également les changements de décor, à vue, dans la pénombre, entre chaque acte. Aucun geste n’est alors laissé au hasard, comme une chorégraphie parfaitement huilée. Si cela peut paraître un peu long de prime abord, on y perçoit surtout toute la mécanique qu’il y a derrière Un Fil à la Patte, et le côté factice de cette histoire. Le tout n’est qu’un prétexte imaginé par Feydeau pour se moquer de tous les personnages, représentatifs d’une partie de la société de son époque – et de la nôtre, fatalement.
Surtout, l’hommage à Feydeau est total, notamment à travers le jeu. Le jeu des acteur·ice·s bien sûr, qui semblent tou·te·s au sommet de leur art, en témoigne un Laurent Deshusses alternant entre l’assurance du bellâtre et un cabotinage rappelant De Funès. Anne-Catherine Savoy n’est pas en reste dans le rôle de la sœur aigrie que personne ne considère. On aurait toutefois souhaité voir une plus grande profondeur de son personnage, qui semble, au contraire des autres, ne pas véritablement évoluer au fil de la pièce. Aurait-elle pu être à l’origine d’un coup de théâtre ? On évoquera encore l’excellent Julien Tsongas, qui passe du joueur invétéré à la Miss, suivante de Viviane, aux allures d’une Mrs Doubtfire plus vraie que nature. La liste pourrait être allongée sans fin, mais on vous laisse plutôt le plaisir de découvrir cette truculente galerie de personnages, et notamment le général Irragua à l’accent… indéfinissable ! Le jeu, c’est aussi celui de la complicité entre les comédien·ne·s, qui s’amusent comme des enfants. Et si l’on se délecte de ce divertissement, c’est aussi parce qu’il ne tombe jamais dans le grotesque ou la vanne gratuite, malgré un impressionnant nombre de gags. On évoquera le comique de répétition avec ces Figaro qui semblent se reproduire à l’envi ; ce jeu sur la facticité du décor quand Bouzin entre dans la salle de bains de Bois d’Enghien ; ou encore ce côté cartoonesque dans les bruitages ajoutés et la folle course-poursuite entre Irragua et Bouzin… Le tout est finalement au service de quelque chose de bien plus grand. Merci Feydeau. Merci l’AUTRECIE. Merci le Théâtre du Loup.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Un fil à la patte, de Georges Feydeau, du 23 janvier au 8 février 2025 au Théâtre du Loup.
Mise en scène : Julien George
Avec Laurent Deshusses, Carine Barbey, Pascale Vachoux, Léonie Keller, Khaled Khouri, Thierry Jorand, Julien Tsongas, Anne-Catherine Savoy, Nelson Duborgel, Gaëlle Imboden, Janju Bonzon
https://theatreduloup.ch/spectacle/un-fil-a-la-patte-2025/
Photos : ©Carole Parodi