Les réverbères : arts vivants

Du théâtre dans le théâtre : laisser vivre les personnages

Aux Amis musiquethéâtre, on joue à jouer des comédien·ne·s. Véritable mise en abyme du théâtre et réflexion sur la solitude, la famille et la société en général, Une pièce espagnole s’apparente à une tragi-comédie en forme d’auberge espagnole qui ne laisse pas indemne.

Sur la scène, cinq comédien·ne·s répètent une pièce espagnole. Les voilà donc qui jonglent entre scènes répétées et adresses au public, ou au metteur en scène, à la costumière, voire par moments à l’auteur imaginaire de cette pièce. Dans cette pièce, le personnage d’Aurelia (Sabrina Martin) répète elle-même une pièce bulgare, alors que sa sœur Nuria (Patricia Mollet-Mercier) est une grande actrice de cinéma nommée aux Goya[1]. Dans cette pièce, on suit l’histoire d’une famille, avec la mère (Margarita Sanchez) et son nouveau fiancé Fernan (Roberto Molo), les deux filles et le mari (Mauro Bellucci) d’Aurelia. Après les avoir aperçu·e·s, chacun·e de son côté, dans leur vie quotidienne, nous les retrouvons lors d’un goûter familial où la nostalgie, la mélancolie et le mal-être de chacun·e sera exacerbé.

Des personnages de la société

Ce spectacle est-il une comédie ou une tragédie ? Sans doute un peu des deux, car l’on rit beaucoup, mais le propos est loin d’être heureux. Ainsi, la plume de Yasmina Reza nous laisse dans une forme de suspension, comme si elle avait donné une teinte de départ à ses personnages, avant de les laisser voler de leurs propres ailes, comme si iels vivaient par elles-mêmes et eux-mêmes. Cet effet donne une sensation de réalisme à la pièce, avec des personnages « réels », qui seraient le reflet de la société. Le personnage joué par Mauro Bellucci dit d’ailleurs quelque chose comme : « Être acteur, c’est jouer des personnages mieux que nous-mêmes. », comme si jouer sur une scène était une forme de sublimation du réel, comme si on lui donnait finalement plus de force, de poids, de caractère.

Dans Une pièce espagnole, chacun·e évolue avec ses problèmes, et il devient dès lors difficile de se comprendre au sein de cette famille – la famille de la pièce, comme la « famille » de comédiens, d’ailleurs. Le mari d’Aurelia, professeur de mathématiques, est mou (ainsi que le décrit le comédien qui l’incarne), sans relief, et se met à boire pour tenter de garder une certaine constance. Son épouse, quant à elle, semble en vouloir à tout le monde : à sa mère qui lui préfère sa sœur, à sa sœur devenue célèbre alors qu’elle-même continue à jouer des petits rôles, à sa fille qu’elle paraît délaisser… Quant à la mère, si elle retrouve un semblant d’épanouissement dans sa nouvelle relation, elle peine à comprendre ses filles et a l’impression qu’on ne lui dit jamais rien, notamment concernant la troisième sœur partie vivre ailleurs. Nuria, derrière les paillettes de sa vie d’actrice, semble éprouver une grande solitude : elle ne dit ainsi rien de sa relation avec un célèbre acteur américain et n’a pas de véritable complicité avec le reste de sa famille. Fernan, enfin, est le gérant de l’immeuble de sa dulcinée : il semble tout faire pour s’entendre avec tout le monde, mais peine à exprimer le fond de sa pensée, de peur d’être intrus et rejeté par les autres… On pourrait croire cet ensemble de personnages quelque peu stéréotypés, mais il n’en est rien : si une facette de la personnalité de chacun·e ressort plus que les autres, c’est simplement pour mieux nous renvoyer le reflet de nous-mêmes et de la société qui nous entoure. Le recul et l’analyse qu’ont les comédien·ne·s qui doivent les interpréter dans la pièce ne font que renforcer cette impression.

Une véritable auberge espagnole

Durant le goûter qui réunit tout le monde, chacun·e semble chercher quelque chose : l’approbation d’un·e autre, un soutien, de la confiance… Alors, on cherche chez l’un·e, chez l’autre, et les alliances n’arrêtent pas de changer : Nuria et Aurelia semblent développer un brin de complicité face à la mère, jusqu’à ce que le mari d’Aurelia fasse des remarques plutôt déplacées à la sœur de celle-ci ; le mari et Fernan commencent à bien s’entendre, jusqu’à ce que la mère se présente en victime face aux autres… L’on pourrait multiplier les exemples, mais ce que nous retenons est surtout l’effet « auberge espagnole » : chacun·e est venu chercher quelque chose, mais ne repartira qu’avec ce qu’iel a amené, sans trouver de réponse à ses questions. Autrement dit, rien ne sera vraiment résolu, et toutes et tous repartiront comme iels sont venus : dans leur solitude, avec leurs doutes, et il faudra bien continuer de vivre avec !

Avec cette belle troupe de comédiens, les personnages de Yasmina Reza – et ceux de l’auteur espagnol qu’elle a inventé – prennent véritablement vie, pour nous renvoyer en pleine face la solitude de chacun·e, sa nostalgie, et cette recherche constante du bonheur. Quant à savoir comment le trouver…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Une pièce espagnole, de Yasmina Reza, du 20 septembre au 8 octobre 2022 aux Amis musiquethéâtre.

Mise en scène : Claude Vuillemin

Avec Mauro Bellucci, Sabrina Martin, Patricia Mollet-Mercier, Roberto Molo et Margarita Sanchez

https://lesamismusiquetheatre.ch/une_piece_espagnole/

Photo : © en attente

[1] Les César du cinéma espagnol.

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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