Eat the night : s’évader, par tous les moyens
Jeux vidéo, drogue, amour… tous les moyens sont bons pour s’évader d’un quotidien parfois trop pesant. Au risque, parfois, de s’éloigner de celles et ceux qu’on aime. C’est cette thématique touchante et traitée de manière plutôt originale qu’explorent Caroline Poggi et Jonathan Vinel dans Eat the night.
Pablo (Théo Cholbi) et Apolline (Lila Gueneau) jouent ensemble, en ligne, à Darknoon, depuis que le grand frère a initié sa petite sœur. Cet univers en monde ouvert leur permet d’échapper à leur quotidien : un père absent qui travaille loin, une mère qui n’est visiblement plus là (on n’en sait pas plus en visionnant le film). Cependant, quand les éditeurs du jeu annoncent que le serveur va fermer au solstice d’hiver, c’est tout un monde qui s’écroule, surtout pour Apolline. De son côté, Pablo se livre à un trafic de pilules qu’il fabrique lui-même. Après avoir été tabassé par une bande rivale, il fait la rencontre de Night (Erwan Kepoa Falé), qui devient son associé et bien plus. C’est le véritable début des problèmes, entraînant potentiellement un éloignement entre Pablo et sa sœur…
Réalité alternative
Eat the night s’ouvre sur l’écran de chargement, puis sur le menu d’accueil de Darknoon. Apo, en voix off, explique comment son frère l’a initiée au jeu depuis son adolescence, et comment le lien entre elle et son frère s’est renforcé grâce à lui. On le comprend d’emblée, Darknoon tiendra une place importante dans leur histoire. Darknoon, c’est un jeu en format MMORPG, à la manière de World of Warcraft ou Elder Scrolls. Par MMORPG, comprenez un jeu de rôle, en ligne, multijoueur, dans un univers dit persistant (c’est-à-dire qu’il continue d’évoluer, même quand le joueur est hors ligne). On peut alors parler de réalité alternative, dans laquelle il faut remplir des missions, faire évoluer son personnage en acquérant de nouvelles armes et compétences. Darknoon est ainsi un jeu théoriquement sans fin.
Si les images du jeu paraissent d’abord un peu vieillissantes, c’est parce que, comme l’indique Apo, le jeu existe depuis un bon bout de temps. Raison aussi pour laquelle les serveurs doivent fermer, ne pouvant plus résister à la concurrence des nouvelles technologies, proposant des univers de plus en plus réalistes. Cela étant dit, l’alter-ego d’Apo dans le jeu lui permet de vivre une autre réalité, de s’évader loin, en oubliant, le temps du jeu, ses problèmes. Elle peut tuer des ennemis, chevaucher des loups, abattre des arbres géants à coups d’épée… Bref, tout ce qu’on ne peut pas faire dans le monde réel. Ce qu’on apprécie particulièrement dans le traitement opéré par Carolien Poggi et Jonathan Vinel, c’est l’utilisation fine qu’iels font de cet univers des jeux vidéo. À mesure que l’histoire de Eat the night avance, et avec elle la fin du jeu qui se rapproche, les personnages ressemblent de plus en plus à Apo et à Pablo. Les traits du visage s’affinent, la coiffure s’apparente à celle de la réalité. Surtout, au lieu d’utiliser le chat, les interactions entre les personnages se font de vive voix. Si bien que la frontière entre réalité et monde fictif devient de plus en plus étroite. On imagine alors l’utilisation de l’IA dans la réalisation du film, de manière très intelligente, non pas pour remplacer les véritables acteurs, mais pour créer cette réalité alternative dans laquelle les personnages s’échappent de plus en plus, à mesure que leur vie réelle se complique. Tout cela en dit long sur l’importance du jeu pour Apo, qui devient finalement le seul moyen de garder un contact avec Pablo et, pourquoi pas, de faire des rencontres inattendues…
Un film sur les relations humaines
De prime abord, on pourrait penser que Eat the night est un film centré sur les jeux vidéo et questionnant leur utilisation et leur évolution, à l’image de Free Guy ou Ready Player One. Pourtant, ce n’est pas la seule manière qu’ont les personnages de s’évader : avec son trafic, Pablo consomme également ses pilules. Et puis, il y a cette forme d’isolement dans les moments qu’il partage avec Night, en témoignent la répétition des scènes à deux, dans leur intimité. Eat the night ne présente pas ainsi une image de solitude, comme on pourrait l’attendre à travers certains stéréotypes souvent répandus. Car dans Eat the night, les personnages ont constamment besoin de l’autre.
Pablo pourrait par exemple gérer son business tout seul, mais il fait appel à Night, peu de temps après leur rencontre. Ce dernier deviendra d’ailleurs une sorte d’ange gardien pour Apo quand Pablo ne pourra plus être présent. C’est comme si Pablo l’avait pressenti, sans vraiment le savoir. Une fois encore, l’influence du jeu se fait sentir : Pablo a toujours protégé Apo et l’a aidée à se développer dans Darknoon. De manière subtile et parfois indirecte, il le fait aussi dans la vraie vie. Apo cherche d’ailleurs constamment son frère sur le jeu. Et lorsqu’elle sait qu’il ne peut pas se connecter, elle lie une nouvelle amitié avec Narou, un néophyte arrivé peu de temps avant la fin du jeu. À travers tout cela, Eat the night transmet aussi ces valeurs humaines, en se centrant sur différentes relations, amicales, amoureuses, protectrices… Pablo n’oublie ainsi jamais sa sœur, qui elle-même en veut terriblement au père. Night, lui aussi, est toujours présent pour sa sœur et sa nièce. La musique qu’il écoute en boucle et qui devient presque le thème du film, nous rappelle aussi ces belles valeurs que cette jolie découverte transmet. Et c’est avec elle qu’on terminera cette critique.
Fabien Imhof
Référence :
Eat the night, réalisé par Caroline Poggi et Jonathan Vinel, France, sortie en salles le 28 août 2024.
Avec Théo Cholbi, Lila Gueneau, Erwan Kepoa Falé, Mathieu Perotto, Eddy Suiveng, Kevin Bago…
Photos : ©Tandem