Le banc : cinéma

Éloge de la lenteur et au-delà

Au Festival Black Movie, Evil Does Not Exist de Ryūsuke Hamaguchi offre un conte écologique versant vers l’animisme fantastique, alors que Days signé Tsai Ming-Liang confirme que le massage réparateur et non prédateur est aussi un message fraternel. Deux films méditatifs, troublants. Et parfois déroutants.

Si le mal n’existe pas, ses manifestions et desseins ne sont pas aussi impénétrables que cela dans Evil Does Not Exist imaginé par Ryūsuke Hamaguchi. Ceci à partir d’une atmosphère lyrique violoneuse due à la compositrice d’avant-garde très en vue, Eiko Ishibashi, qui avait initialement demandé au cinéaste de créer des images pour un concert. Tandis que son épouse n’est plus – séparation ou décès, on ne sait trop –, Takumi, un homme à tout faire, s’occupe seul de sa fille Hana en l’initiant aux beautés de la nature lors de longues balades en forêts. À deux heures de voiture de la capitale japonaise, ce sourcier apporte de l’eau d’une incroyable pureté aux locaux. Ici, comme en Suisse, les appétits mercantiles d’un libéralisme effréné menacent de tout polluer. Le péril? Un projet immobilier de glamping ou camping glamour, dont les installations menacent aussi sérieusement notre pays et l’écosystème fragilisé de zones encore relativement protégées en forêts et montagnes. Au Japon, la résistance à un projet de ce type est pacifique, mais têtue. Au final, les perturbations et appétits colonisateurs citadins vont déverrouiller des zones inconscientes, voire fantastiques. Non sans violence.

Non-dits

Le cinéaste japonais Ryūsuke Hamaguchi n’est pas inconnu. Palme d’or à Cannes, son Drive My Car a fait le buzz. Le charme indéniable de cette réalisation tournait autour de formes liées à la disparation et à l’effacement dans le sillage des répétitions à Hiroshima d’Oncle Vania. La création de cette pièce sur les non-dits et les correspondances souterraines entre les êtres mettait en lumière le travail d’une comédienne muette qui excellait à passer l’émotion tchekhovienne tente de nous transporter une fois de plus dans un voyage cinématographique ensorcelant avec Evil Does Not Exist. Effleurant les recoins troubles de l’âme humaine, voici une œuvre audacieuse. Elle pendule entre la contemplation calme et la violence poignante, tout en cherchant son Nord entre les méandres temporels de l’existence. Et comme souvent dans le cinéma asiatique des lignes scénaristiques multiples pouvant déboussoler : documentaire, thriller, film épiphanique, drame naturaliste, mélodrame, tragédie et fantastique.

À l’heure bleue suspendue entre jour et crépuscule, la cime des arbres est filmée du sol au gré d’un lent travelling tutoyant l’abstraction si ce n’est la peinture. Dès les premières images, s’établit une atmosphère hypnotique et intensément lyrique qui enveloppe le spectateur dans une méditation visuelle. La photographie méticuleuse, souvent crépusculaire, crée une esthétique visuelle saisissante, faisant de chaque plan une toile vivante. Les jeux de lumière et d’ombre révèlent la dualité inhérente à l’humanité, une dualité qui se dévoile tout au long du film.

Simple et complexe

L’intrigue, bien que complexe, est habilement tissée, prenant le temps de dévoiler ses couches profondes et captivantes. L’histoire suit les destins entrelacés de personnages complexes, chacun confronté à ses propres démons intérieurs. Le réalisateur réussit à capturer la complexité des émotions humaines, allant des moments de tendresse déchirante à des éclats de violence brutale.

L’une des forces du film réside dans la manière dont il transcende les conventions narratives traditionnelles. Hamaguchi joue avec le temps de manière magistrale, créant une expérience cinématographique non-linéaire qui reflète la nature chaotique de la vie elle-même. Les ellipses temporelles, les flash-backs et les flash-forwards sont autant d’outils qui ajoutent à la richesse de l’histoire, invitant le spectateur à s’immerger dans une réalité où le passé et le présent se fondent. Hors les deux interprètes de la société de glamping un peu vite en proie au doute et questionnant le bien fondé de leurs actes, tous les interprètes sont des non-professionnel·le·s.

Ouverture maximale

La contemplation mutique et la brutalité explosive coexistent dans Evil Does Not Exist, soulignant la dualité inextricable de l’existence humaine. Le silence prend le pas sur le dialogue quotidien et une intimité portée disparue des corps, instaurant une sidération immobile au cœur de la vie même. Elle se révèle tour à tour joueuse – les élèves à la sortie d’une école ; et tragique – la vue de la mort à l’œuvre. Ce film, à la fois contemplatif et violent, temporel et crépusculaire, est une exploration en demi-teintes de la psyché humaine.

S’y lit surtout une ode à la beauté d’une nature en sursis à travers ses puits dans la neige, sa rivière étagée. Malgré un twist tardif déjà expérimenté comme forme dans Drive My Car, la fin reste ouverte. Jusqu’au vertige. S’agit-il d’un rêve tissé d’imaginaire ou d’un événement bien réel? Est-on au présent du récit, dans son passé hanté ou au cœur d’un devenir indécidable? Ce futur découvrirait humains et animaux statufiés tels de prosaïques souvenirs de ce qui a été. Et n’est plus. L’enfant serait-elle un esprit émanant de la nature? À l’image d’autres cinéastes au Pays du Soleil levant, dont l’incomparable Kyoshi Kurosawa – Vers l’autre rive, Invasion, ces ultimes séquences énigmatiques demeureront gravées dans la mémoire longtemps après le générique final.

Sensations en suspension

Campé par Lee Kang-sheng, acteur fétiche du cinéaste taiwanais Tsai Ming-Liang depuis ses débuts, Hsiao-kang regarde longuement la pluie crépiter. Il déambule ensuite dans Bangkok flanqué d’une minerve à la recherche désespérée d’un traitement pour ses douleurs articulaires. Ces dernières sont bien réelles minant la vie de l’acteur. Il rencontre un jeune homme que l’on voit préparer un repas sous l’objectif d’une caméra placée au ras du sol. Dans un exercice consenti et rémunéré, mêlant le thérapeutique, le thaumaturgique à l’érotique, le comédien se laisse masser jusqu’à l’orgasme au détour d’un plan-séquence de quelque 19 minutes. L’épisode bat ainsi le record de 17 minutes détenu par le plan final du précédent opus du Taïwanais, Stray Dogs. Il était possiblement censé nous faire entrer dans la beauté et la désolation de l’attente infinie d’un SDF au cœur d’un espace en ruines. Aux lisères de sa disparition, l’homme sondait la représentation délavée peinte ou sprayée d’un paysage asiatique classique.

Tsai Ming Liang participe d’une galaxie de cinéma contemplatif, dont les planètes auraient pour noms, Peter Mettler, Apichatpong Weerasethakul, Shengze Zhu et Kelly Reichardt, parmi tant d’autres. Il nous offre une nouvelle expérience sensorielle ambiguë avec son dernier film, Days. À la frontière entre poésie visuelle et attente dilatée, la réalisation joue à fond la carte de l’immersion sensorielle. Ou comment vivre une expérience presque physique, kinesthésique de la solitude et de la contemplation. Le réalisateur nous propose une fable minimaliste centrée sur l’infra-ordinaire d’un homme solitaire, sans véritable intrigue narrative ou dialogue abondant. Pourtant, chaque plan, chaque mouvement de caméra, devient une fenêtre ouverte sur l’âme du protagoniste. Tsai Ming-Liang utilise l’espace et le temps de manière sculpturale, ciselant la lenteur de la vie quotidienne avec une précision lancinante.

Sens du détail

L’attention méticuleuse portée aux détails est palpable dans chaque cadre, avec une photographie signée Benoît Delhomme qui se fond parfaitement avec la direction artistique. Les scènes contemplatives sont souvent dépourvues de dialogues (d’ailleurs non traduits), mais la bande sonore minimaliste de Lim Giong évoque une symphonie silencieuse, amplifiant l’atmosphère émotionnelle de chaque moment. Le personnage principal, interprété avec une sobriété remarquable par Lee Kang-sheng, porte le poids du film sur ses épaules. Son jeu, tout en retenue, favorise une complicité profonde avec le public. Chaque regard, chaque geste devient une exploration de l’âme humaine, transcendant les barrières culturelles pour toucher l’universalité de l’expérience humaine.

En témoigne la séquence d’anthologie destinée à devenir virale du massage d’un corps endolori âgé par un homme bien plus jeune. Jamais les sexes masculins ne sont ici dévoilés à l’écran. Encore moins leurs fluides. Le réalisateur s’y révèle toutefois malicieux si ce n’est un brin roublard et madré. En master class genevoise samedi dernier, l’artiste soulignait apprécier les films d’horreur, les comédies hollywoodiennes et les séries étasuniennes dont il connaît et les codes et la grammaire.

Pour que ses films soient vus dans son pays, il révélait en vendre lui-même les billets dans la rue. Jusqu’à dix mille par opus. Ces tickets donnaient à la fois accès aux Musées où certaines de ses œuvres – installatives ou pas – sont accueillies et aux salles obscures. Gageons que cet épisode de Days subvertissant, non sans humour, certains codes de l’érotisme naturaliste – le sujet massé ronfle de contentement – se révèle capable comme peut-être nulle autre réalisation par le passé de susciter l’envie, fruit d’un consentement mutuel. Celle d’être touché·e, massé·e longuement, éveillant en chaque spectateur et spectatrice des sensations possiblement inouïes. Et pourquoi pas une irrépressible envie de donner et se donner? Fraternellement, sororalement. Lentement et charnellement.

Se perdre

L’absence d’une trame narrative conventionnelle peut dérouter, mais c’est précisément là que réside la force de Days se déployant au gré d’une dizaine de plans-séquence. Tsai Ming-Liang invite à se perdre dans les moments, à explorer la profondeur des détails quotidiens qui échappent souvent au regard pressé. Chaque plan est une méditation sur la nature éphémère de la vie. Le réalisateur explore également la thématique de la solitude de manière picturale et photographique.

Modulant une palette de reflets sur vitre, la séquence pluvieuse d’ouverture ramène ainsi à la fois aux compositions du peintre américain Edward Hopper articulant paysage intime et intérieur avec paysage extérieur. Et aux photographies de figures ankylosées, enlisées dans une torpeur réflexive chez le photographe étasunien Gregory Crewdson. À travers des scènes qui pourraient sembler banales à première vue, le cinéaste souligne la complexité des émotions humaines. Son cinéma invite à ressentir la solitude et la douleur, non comme une condition triste, délétère et mélancolique, mais comme une introspection profonde et nécessaire. C’est déjà beaucoup.

Bertrand Tappolet

Références :

Evil Does Not Exist et Days. Cinéma du Grütli. Festival Black Movie. Jusqu’au 29 janvier.

Rens.: www.blackmovie.ch

Photos : © DR

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