Les réverbères : arts vivants

Récit polyphonique et multigénérationnel dans LES PERSES

Pour ouvrir 2024, le Théâtre du Loup accueillera la troisième volet de la trilogie imaginée par Leili Yahr : LES PERSES, d’après Eschyle. Un spectacle où plusieurs paroles se mêlent à la musique, au chant, au théâtre et à la vidéo pour un spectacle poétique, documentaire et musical. Fabien Imhof l’a rencontrée à quelques jours de la première.

La Pépinière : Leili, bonjour, et merci de me recevoir. LES PERSES, c’est donc le troisième volet d’une trilogie autour de questionnements identitaires qui te touchent de près : tu es née en Valais, avec des origines irano-américaines. Pourquoi ce format d’une trilogie ?

Leili Yahr : En fait, la trilogie s’est manifestée progressivement en tant que telle. Le premier spectacle, Swing, était vraiment un spectacle poétique, où j’ai travaillé sur La Conférence des oiseaux, d’Attar, qui est un conte persan de l’an 1000. C’est un conte essentiel du soufisme. Et pour le côté américain, j’avais travaillé sur Howl de Ginsberg. L’idée était de confronter de manière poétique les imaginaires collectifs iranien et états-unien. Il y avait déjà une composition musicale, de type électronique. Ensuite, il y a eu The Glass Room, qui est née de ma collaboration avec Daniel Wyss, qui s’occupe de la création vidéo dans la compagnie. On a réalisé un film pour la RTS, Ambassade, en 2019, sur le rôle de la diplomatie suisse dans le cadre de la crise des otages américains à Téhéran en 1979. Pour ce film, on est parti en Iran, aux États-Unis et on a interviewé les otages, les preneurs d’otages, les diplomates suisses, Jimmy Carter… C’était une expérience extraordinaire. On a amassé beaucoup de matériel et tout n’a pas été utilisé. L’idée est alors née de créer une sorte de spectacle documentaire fiction sur la base de cette expérience. Mais le spectacle était plus large, puisqu’on est parti de la découverte du pétrole en 1900, jusqu’à aujourd’hui. Donc, pour revenir à ta question, dans Swing, on est dans une expérience plus poétique, avec The Glass Room, il y avait un côté plus didactique et directement politique, avec cette relation passionnelle entre Iran et États-Unis, la rupture, le rôle de la Suisse… Avec LES PERSES, on travaille à un spectacle à nouveau plus poétique, mais avec cette dimension documentaire et le côté musical qui est très affirmé. Donc ici, j’essaie de tout mettre ensemble : le théâtre, la musique et le documentaire. La dimension politique sera un peu latente, pas aussi explicite que dans The Glass Room : il y a beaucoup de femmes (les cinq chanteuses, les six portraits de femmes iraniennes) et pour moi, le personnage central, c’est la reine Atossa, qui détient ce pouvoir après la mort de son époux et le départ de son fils à la guerre. Il y a donc une dimension féminine extrêmement présente.

La Pépinière : Il y a donc une suite logique entre les trois spectacles, dans les dimensions abordées. Comment est venue l’idée de construire un spectacle autour de la pièce d’Eschyle ?

Leili Yahr : La première fois que j’ai lu le texte d’Eschyle, je me suis un peu ennuyée, mais à ma troisième lecture, je l’ai trouvé complètement dingue. Il peut être vu comme une forme de témoignage, parce qu’Eschyle a lui-même participé à cette bataille de Salamine. Ça m’a fascinée, parce qu’il la raconte du point de vue des vaincus, donc des Perses. Dans la continuité de ma démarche de The Glass Room, ce qui m’intéresse, c’est comment réussir à se mettre à la place de l’autre, ce qu’ont fait les diplomates suisses dans le conflit entre Iran et États-Unis. Ici, il y a une démarche en résonnance avec ça. Pour moi, on pourrait prendre le texte d’Eschyle comme un chant triomphal à la gloire athénienne, mais ce n’est pas que ça : il y a cette dimension empathique, sans être un texte pacifiste. Il souligne la barbarie de cette guerre avec une dimension critique. C’était aussi selon moi une mise en garde pour les Grecs sur le risque de la tyrannie toujours présent même en démocratie. Parallèlement à ma lecture du texte, ma maman était de nouveau entre la vie et la mort et il y a eu le soulèvement iranien. Tout ça a agi comme un détonateur et j’ai eu envie de créer ce spectacle, de retourner à la recherche de mes origines, d’une manière nouvelle, avec cette question de l’exil.

La Pépinière : Dans l’intention qui entoure la pièce, cette notion est justement très présente, avec des témoignages qui ont contribué au texte. C’était important pour toi d’avoir aussi ces paroles de la vraie vie, d’aujourd’hui ?

Leili Yahr : Pour le texte, il y a effectivement tout un travail documentaire qui a été fait en amont : on est allé filmer six femmes iraniennes, de trois générations différentes, sur les questions d’exil, d’identité, de liens aussi par rapport à ce qui se passe en Iran en ce moment, cette notion de diaspora, en s’interrogeant sur cet exil et comment on recrée une sorte de communauté imaginaire iranienne, en exil. J’ai donc commencé avec le témoignage de ma maman, puis j’ai recueilli ces cinq autres témoignages, de différentes générations. Dans le spectacle, on part de la plus ancienne, donc ma maman, la plus antique ! (rires) jusqu’à la plus jeune, qui a 20 ans et qui est arrivée il y a quelques années. J’avais besoin de comprendre, avec ce soulèvement, la maladie de ma mère, ces questions de vie et de mort, comment on se sent face à ça, comment on peut faire communauté avec ces femmes… Je cherchais le lien entre le texte d’Eschyle, le soulèvement et ces témoignages et j’en suis arrivée à la conclusion que quand on quitte son pays, c’est toujours lié à une forme de démesure, d’hybris, qu’elle soit économique, politique… Dans LES PERSES, Xerxès mène toute la jeunesse à la mort parce qu’il est allé au-delà de ses limites. Je trouvais intéressant de mettre en résonnance l’antique et le contemporain, entre la fable, le mythe et la réalité.

La Pépinière : Dans cet exil, il y a toute une notion de passage, avec la symbolique de la mer évoquée dans le dossier de presse, centrale dans la pièce comme dans l’actualité. Comment tu envisages cette dimension ?

Leili Yahr : Bon, il y a aussi le jeu de mots avec la mère, qui m’est apparu après coup. LES PERSES, c’est l’histoire d’une bataille navale, avec les Grecs qui sont des marins, c’est omniprésent. En réfléchissant à l’exil de manière générale, en élargissant le propos, je me demandais ce qui se passait au niveau identitaire et symbolique, quand on quitte ce qu’on est. La mer est un espèce d’entre-deux liminal. On construit une nouvelle identité ensuite : qu’est-ce qu’on va garder, ou non ? Parfois cette reconstruction n’est juste pas possible, se passe mal…

La Pépinière : Le texte se construit donc à partir de plusieurs supports (Eschyle, les témoignages, ton texte), avec aussi un mélange de langues. Comment as-tu imaginé le fil rouge ?

Leili Yahr : Pour Eschyle, c’est un montage de textes, autour des cinq épisodes principaux : la célébration de  la grandeur perse, le rêve de la reine Atossa, le récit de la débâcle, l’apparition de Darius qui revient de chez les morts, et le retour de Xerxès, dans une lamentation classique de la tragédie. Ensuite, on a passé une journée avec chacune des Iraniennes, ce qui a donné une cinquantaine de pages de témoignages. À partir de ça, j’ai écrit un texte témoignage fiction, avec une part d’invention de certains éléments de ma part, avec tout ce que ça m’évoquait. Ensuite, j’ai vérifié avec elles si c’était OK pour elles. Il y a un travail de réappropriation de ma part dans cette écriture. Ces témoignages seront pris en charge par un comédien et projetés sur l’écran. Je trouvais intéressant que ces paroles de femmes soient aussi portées par un homme, qu’il soit leur porte-voix. C’est un parti pris assez fort : par rapport au soulèvement, les femmes sont sorties dans la rue, mais les hommes les ont soutenues. C’est quelque chose qui se fait ensemble, je pense que ça ne sert à rien de réfléchir les uns contre les autres. Nous avons cherché à tisser des liens entre les portraits des iraniennes et les épisodes d’Eschyle, notamment par le fil continu de la dramaturgie musicale proposée par le compositeur et par les résonances de thématiques évoquées dans les témoignages qui se retrouvent dans la fable d’Eschyle.

La Pépinière : La dimension musicale, avec le chœur, est centrale dans la pièce d’Eschyle. Comment sera-t-elle présente dans le spectacle ?

Leili Yahr : Il y a une composition originale de Blaise Ubaldini. Et puis, on a cinq chanteuses lyriques sur scène et trois musiciens (harpe, violoncelle et percussions persanes). En plus de cela, il y a une dimension électronique aussi. On voulait avoir ces deux couleurs : acoustique-instrumental et électronique. Tous les chants du chœur sont composés en grec ancien, dans le texte original. L’idée était aussi de travailler sur ces sonorités : on va entendre du persan avec les boucles électroniques, du grec ancien avec les chants et le français du texte.

La Pépinière : Concernant la scénographie, dans le dossier de presse, c’était encore assez peu détaillé, comment s’est-elle développée[1] ?

Leili Yahr : Là (elle me montre un grand rond jaune au sol), c’est l’espace de jeu Eschyle. Ensuite, on a cet écran, au milieu sur lequel seront projetés les témoignages des six femmes. Au fond, on a ce cyclo qui rappelle le théâtre antique. On va projeter dessus des images du chœur des Persanes, c’est-à-dire des six Iraniennes ensemble, comme apparition fantomatique derrière ce tulle. Ici, de côté, il y a le micro du comédien qui sera le porte-voix des témoignages. Les chanteuses sont avec les musiciens, mais elles vont venir sur scène, circuler. Là-bas, il y a le manteau de la reine Atossa, il manque encore sa couronne. Le tulle au centre peut tourner, pour créer différents espaces. Aujourd’hui, on a une tendance assez minimaliste. Pour moi, la dimension esthétique est très importante, avec la musique. Et dans le jeu théâtral, je m’inspire de la méthode Grotowski, donc un jeu assez physique, chorégraphique, qui n’empêche pas un travail important sur le texte au niveau dramaturgique et de la direction d’acteurs. Je recherche le lien entre quelque chose d’assez graphique, ancré dans le corps, et que le texte nous parvienne dans une sincérité de jeu.

La Pépinière : Leili, merci infiniment pour ce moment d’échange très riche ! Je me réjouis de découvrir le spectacle !

Propos recueillis par Fabien Imhof

Infos pratiques :

LES PERSES, d’après Eschyle, théâtre musical et documentaire, au Théâtre du Loup, du 30 janvier au 11 février 2024.

Conception et mise en scène : Leili Yahr

Musique : Blaise Ubaldini

Avec Simon Labarrière, Mélina Martin, José Ponce, les musicien.ne.s Guillaume Bouillon (violoncelle), Julie Sicre (harpe) et Jérôme Salomon (percussions persanes) et les chanteuses Cécile Matthey, Catherine Pillonel Bacchetta, Borbala Szuromi, Zoéline Simone, Gyslaine Waelchli

Photos : © Sébastien Monachon – https://photo.bsc8.ch

[1]  (Nous passons alors du foyer à la salle, où Leili me montre le décor)

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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