Les réverbères : arts vivants

Éloge de l’inattendu

Deux aviatrices s’égarent dans un no man’s land lunaire et poétique. Face à l’inconnu, la solitude, l’Absurde et l’inattendu, Murphy et Quichotte croisent leurs désaccords, intuitions et interrogations. Tour en étant en harmonie sur l’essentiel, leur amitié au milieu du Grand Rien, c’est déjà quelque chose.

Dans l’univers énigmatique de C’est beau et c’est pas grave, deux figures féminines, Murphy et Quichotte, errent dans un paysage lunaire évoquant En attendant Godot de Samuel Beckett, l’attente infinie des deux héroïnes dont les prénoms, Quichotte et Murphy, rappellent l’histoire de la littérature.

Cette création singulière, co-signée par Marjolaine Minot et Günther Baldauf, s’aventure au cœur de l’Absurde et du questionnement existentiel, offrant au public dès 8 ans et à toutes les génération une méditation par la réflexion et le jeu sur la réalité, la perception et l’inoxydable puissance de l’ imagination.

Murphy et Quichotte

Sous les traits de Marjolaine Minot, Murphy est d’abord le personnage dominant, l’être investi d’un supposé savoir. Qui reconnaîtra in fine ne guère saisir le monde. Avec des expressions autoritaires, elle se proclame « Reine du Royaume de Rien ». Flotte alors le souvenir de Mère Ubu dans Ubu Roi d’Alfred Jarry.

Elle est représentée dans cette pièce de 1890 comme une figure manipulatrice et avide de pouvoir, mais aussi comme une femme vulgaire et souvent grotesque. Si, dans un premier temps, Quichotte accepte de devenir son siège en l’absence de la chaise bleue disparue, elle se rebelle bien vite. En Quichotte, la comédienne Céline Rey, choisissant parfois le ton caractéristique de Titi issu du célèbre dessin animé, lui lâche : « Tu cherches mais tu trouves jamais rien ! ».

Les deux personnages font mine de s’affronter à plusieurs reprises dans une danse ritualisée rappelant les préludes aux affrontements animaliers et l’univers du manga. Cependant, l’amour évanescent que développe secrètement Quichotte pour Murphy apparait au détour de plusieurs regards où la tendresse est le seul filet face à l’adversité.

Solitude enfantine

Son corps disposé en accent circonflexe, elle soupirera dans la pénombre comme regretter d’être née. Cette tirade venant d’une improvisation de la comédienne est d’une grande acuité. Moins beckettienne qu’existentielle tant elle touche au cœur de l’enfance abandonnée, sans repères, solitaire et désorientée. Mais aussi celle de l’enfance confrontée à un monde qui peut s’employer à la détruire comme c’est le cas en Palestine, pour l’inceste et les violences contre les enfants notamment.

Murphy, elle, assume la rébellion contre la pièce, la dramaturge (que la comédienne est aussi à la vie), le spectacle et la situation. Et partant contre un monde, le nôtre, qui court à sa perte dans un feu d’artifice d’interrogations irrésolues. Contre les décideurs de ce qu’est la vérité et la réalité enfin : « Pourquoi toutes ces questions ? ! Où y’a même pas d’réponse ! ! On est seules dans l’univers! Et on en a marre ! ! ! On comprend rien, ça arrive, ça repart, c’est pas logique, pourquoi c’est pas logique ! ! ! Qui décide d’abord et qui a raison ? C’est où la vérité ? ! Qu’est-ce qu’on fout ici ? ! »

Jeux de chaise

Autres sources citées pour la pièce, Saint-Exupéry (Le Petit Prince) et La Chaise Bleue, histoire illustrée imaginée par Claude Boujon. De ces deux récits, la pièce puise le sens du merveilleux et de l’Absurde sans pour autant verser dans le drame comme chez l’écrivain et aviateur français. Chez Boujon, la chaise bleue est le pivot autour duquel se tisse le récit, incarnant à la fois l’amitié, le partage et l’acceptation des différences. Ce qui n’est pas pleinement le cas pour C’est beau et c’est pas grave.

La chaise couleur ciel y fait des apparitions épisodiques d’abord en incarnation bien réelle puis sous forme de projections, se démultipliant tantôt en peuple miniature animé et maintenant voyant des feuilles pousser sur elle.

Apparitions

Au travers de leur périple désertique, Murphy et Quichotte rencontrent une chaise bleue, point de départ d’une réflexion poétique et naïve sur ce qui constitue notre réalité. La pièce s’élève alors contre l’obsession humaine de tout catégoriser, invitant le public à méditer sur la beauté de l’inexpliqué et l’acceptation de l’incertitude comme partie intégrante de l’existence.

L’influence de Beckett est palpable, notamment à travers l’attente infinie des personnages, évoquant Vladimir et Estragon d’En attendant Godot, tandis que l’aspect comique repose sur la répétition et le questionnement constant de Quichotte envers Murphy, rappelant les jeux de mots caractéristiques de l’auteur irlandais. Mais contrairement à Vladimir et Estragon, les deux clochards métaphysiques qui attendent Godot et naufragés dans l’inaction, nos deux héroïnes s’activent à trouver des solutions à leur périlleuse situation. Et se révèlent à remettre en question nombre de nos certitudes.

La collaboration avec les frères Guillaume, spécialistes de l’animation vidéo, enrichit la scénographie d’une dimension surréaliste, brouillant les frontières entre réel et imaginaire. À travers le théâtre physique, la magie et le cinéma, la création offre une exploration ludique de l’infinité des possibles, renouant avec l’esprit enfantin et ses questions ouvertes sur la vie et ses mystères.

Clownesque et décalé

Les costumes, conçus par Cinzia Fossati, évoquent ceux d’aventurières aviatrices, un clin d’œil à Saint-Exupéry, tandis que les personnages, entre clownesque et décalé, incarnent une dualité papillonnant du sérieux à l’absurde. Et reflétant ainsi les multiples facettes de l’existence.

Symbole de la réalité socialement dictée, la chaise bleue, est au cœur de la réflexion, remettant en question les fondements mêmes de notre perception du monde. Les frères Guillaume explorent différentes réalités que peut revêtir cet objet, jouant avec les ombres, les lumières et les échelles pour créer un univers où le réel et l’imaginaire se confondent.

Sérénité

Le titre même de la pièce résonne comme un appel à embrasser l’incertitude avec sérénité, à trouver la beauté dans l’inexpliqué. Mine de rien, cette création nous incite à repenser notre rapport à la vérité et à l’imaginaire, nous rappelant que parfois, ne pas tout comprendre est une expérience enrichissante en soi.

Dans cette quête aporétique de l’incertitude pour redéfinir notre perception de la réalité, l’opus ouvre sur un voyage poétique et philosophique, où l’inattendu et l’inexpliqué sont célébrés comme des sources de beauté et de mystère.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

C’est beau et c’est pas grave de Marjolaine Minot et Günther Baldauf, du 8 au 24 mars 2024 au Théâtre Am Stram Gram.

Mise en scène : Marjolaine Minot et Günther Baldauf

Avec Marjolaine Minot et Céline Rey

https://www.amstramgram.ch/fr/programme/cest-beau-et-cest-pas-grave

Photos : ©Ariane Catton Balabeau

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