Les réverbères : arts vivants

Et Dieu créa la crevette

Au 7ème étage de la Maison Saint-Gervais, Emilie Cavalieri présente Ainsi soit-Elle, une pièce qui explore la liberté d’être soi à l’abri de tout regard, jusqu’au moment où l’évènement d’une présence fait tout basculer.

Les portes s’ouvrent. De la salle provient une musique. Le public s’installe. Sur scène, de manière très lisible, un espace est délimité clairement par une moquette claire : un intérieur composé d’un lit, d’un grand miroir, de toilettes, d’une table basse et d’autres meubles et objets décoratifs.  Chaque détail trouvera son clin d’œil dans le texte à venir ou n’est là que pour signifier que nous sommes chez elle, ou encore renvoyer à quelque chose d’extrêmement quotidien. Ni porte, ni fenêtre : le seul lien au monde du dehors est la présence de journaux. Dans cette chambre à soi, ce jardin secret tenu à l’abri de tout œil extérieur – jamais, d’ailleurs, un coup d’œil ou une parole ne sera donnée au public, permettant ainsi aux spectateur·ice·s d’échapper au rôle inconfortable de voyeur·euse – une femme, dans la solitude joyeuse d’une soirée, se prépare à manger – des crevettes – et adresse la parole à Voyou, soigneusement encadré et déposé sur un petit meuble à jardin. On devine, sans jamais la voir, la photo de feu son animal de compagnie. On suit la soirée, qui n’a de limites que celles qu’elle se fixe elle-même. Débute alors un monologue (adressé donc avec la photo de l’animal de compagnie) sur le sens de la vie, la métaphysique de l’existence ici et maintenant des crevettes, mais aussi sur la cruauté ou le sort qu’il est possible de réserver à celles et ceux qui, dans nos vies, « nous font chier », pour reprendre l’expression de la comédienne. Se résoudront, ou peut-être pas, durant cette soirée, de grands mystères. Tour à tour le personnage incarnera des rôles de son imagination, non pas pour aller à la rencontre d’une forme d’altérité, mais au contraire pour être au plus près d’elle-même, dans quelque chose qui rappelle la naïveté, mais néanmoins sérieuse et joyeuse de l’enfance, jusqu’au moment où un évènement vient troubler l’équilibre et le plaisir de cette solitude.

« Libre de choix, de plaisir et de désir[1] »

Durant la première moitié du spectacle, Emilie Cavalieri explore cette liberté d’être soi. Il s’agit d’un travail qu’elle avait déjà débuté dans le cadre de son Bachelor à la Manufacture, puis dans un solo présenté au festival C’est déjà demain. Sans jamais tomber du côté d’un franc malaise – car il y a toujours une friction à oser montrer ce qui d’ordinaire reste caché – nous suivons le déroulé de cette soirée, ordinaire et solitaire. Tout est juste, le jeu, le ton, le rythme, et s’enchaîne au rythme des pensées qui adviennent et sont formulées à haute voix. On savoure alors avec elle nos moments de solitude d’une extraordinaire quotidienneté, quand ni notre corps, ni nos émotions, ni notre imagination ne connaissent de censure. Elle donne à entendre ces monologues que l’on peut se faire à soi, à voix basse ou haute, et qui touchent, parfois sans en avoir l’air, à des sujets importants et des réflexions profondes, à des résolutions et des élans, qui ne verront pas toujours le jour, mais auront le pouvoir de nous faire nous sentir vivant·e·s. Et c’est cette force du moment et de l’émotion d’être soi que l’on perçoit chez la comédienne, et qui se transmet au public.

L’Autre

Puis il y a basculement, irruption, le solo devient duo. On l’attendait dans une tension particulière, ayant aperçu un nom à côté de celui d’Emilie sur la feuille de salle. Dès son arrivée le ton change. Un homme, Nicolas Roussi, entre, très soudainement, dans l’espace de cette femme. Il maintiendra, dans son jeu, jusqu’à la fin de la pièce, une énergie débordante oscillant entre une joie exacerbée de la complicité et un non-respect total des limites de la femme, créant peur et malaise. S’il peut être attendrissant, un instant, par une autre image qu’il apporte de la solitude – il raconte la souffrance d’une solitude non choisie mais subie – il est toutefois presque toujours dérangeant, inquiétant voire carrément effrayant. Illustration de ce que le regard et les impératifs de la société nous imposent ? Exemple d’une relation abusives et intrusive ? Ou juste une présence imaginaire née d’un simple jeu à se faire peur de soi à soi ? Les pistes restent ouvertes.

Ainsi soit-Elle nous fait ressentir une large palette d’émotions, et nous transporte dans une exploration des solitudes et des libertés, dans un univers très quotidien, teinté d’humour et d’une petite touche d’absurdité. Si la pièce fait l’éloge d’une forme de liberté possible uniquement dans la solitude, elle nous fait surtout goûter la saveur délicieuse toute particulière du sentiment d’être soi.

Charlotte Curchod

Infos pratiques :

Ainsi soit-elle d’Emilie Cavalieri et Nicolas Roussi, du 20 au 25 mai 2025 à la Maison Saint-Gervais.

Mise en scène : Emilie Cavalieri

Avec Emilie Cavalieri, Nicolas Roussi

Création lumière : Jonas Bühler

Regards extérieurs : Camille Mermet et Naïma Perlot-Lhuillier

Régie : Florian Gumy

https://saintgervais.ch/spectacle/ainsi-soit-elle/

Photos : ©Caroline Perrenoud

[1] Propos recueillis durant un entretien, pour la Pépinière, avec Emilie Cavalieri pour un reportage sur les processus de création de Ainsi soit-Elle, ﷟https://lapepinieregeneve.ch/au-plus-present-du-public/

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