Les réverbères : arts vivants

Et si la beauté régissait le monde ?

L’image prime-t-elle sur les compétences ? C’est la question que se pose Le Moche, au Théâtre Pitoeff. Alors que Lette a inventé un connecteur révolutionnaire, le voilà remplacé par son assistant, plus beau, plus apte à vendre, donc ? Une satire sociale comique et cynique dans une mise en scène signée Valentin Rossier.

Lette (Lionel Brady) est un brillant scientifique. Il se réjouit de se rendre à Brigue pour un congrès, où il pourra enfin présenter sa dernière invention : un connecteur. Seulement voilà : son visage est hideux, et il ne vendra rien avec cela, lui dit-on. Vexé d’être remplacé par son assistant Karlmann (Camille Figuereo), il entreprend une opération de chirurgie, visant à modifier son visage. Il devient beau, si beau que tout le monde est à ses pieds, les ventes de son produit explosent, tout le monde est amoureux de lui et fait la queue pour avoir un autographe… et plus, si affinités. Le succès lui montant à la tête, sa personnalité change, jusqu’à ce que tout le monde subisse la même opération et finisse par lui ressembler. Tout sera dès lors plus compliqué et induira de nombreuses remises en question…

De l’humour au cynisme

La première fois que j’avais vu cette pièce, il y a quelques années au Théâtre Alchimic, je me souviens avoir été marqué par son grand pouvoir comique. Pas loin d’être un spectacle de boulevard, c’est son côté divertissant et drôle qui m’était resté en tête. Dans la mise en scène de Valentin Rossier, on rit toujours beaucoup, grâce aux répliques incisives sorties de la plume de Marius von Mayenburg et brillamment interprétées par les quatre comédien·ne·s sur scène, mais il n’y a pas que cela. Le metteur en scène parvient à en faire une satire d’un profond cynisme. En est-il ainsi plus fidèle aux intentions de l’auteur ? Ce parti pris amène en tout cas de profonds questionnements.

Tout commence par la scénographie. Au milieu trône ce qui s’apparente à une table d’opération, prenant aussi le rôle d’un lit durant certaines scènes. Rien d’autre n’apparaît avant le début de la scène, et le fait que cet objet attire autant l’œil nous donne un premier indice : l’apparence sera au centre de tout. Tout autour, des panneaux réversibles que l’on croit d’abord être des murs noirs révèlent petit à petit des miroirs sur leur face cachée. Un autre symbole, si besoin était, de la dimension narcissique de la pièce. Car Lette aimera s’y contempler, comme celles et ceux qui l’entourent aiment à le faire. Par ces choix, Valentin Rossier emmène donc son public, avant même de parler du jeu, vers quelque chose de cynique et de sombre, qui questionnera à travers le rire.

Une satire sociale

Ce cynisme, il se retrouve bien sûr aussi dans le texte. Dans la société qui nous est dépeinte, le paraître passe avant tout. Tout doit être beau pour être vendu. Car les chiffres parlent mieux que le reste. Les glaces de la scène nous apparaissent ainsi comme des miroirs déformants de notre société. Si tout est ici poussé dans certains extrêmes, on voit que l’image est omniprésente et importante dans la publicité, l’industrie de la musique, du cinéma… Mais la beauté a aussi ses limites : Lette, en ne se concentrant que sur son apparence, devient moins compétent, car il ne crée plus ! Et comme le temps, la beauté passe. Le voilà bien vite dépassé, remplacé encore une fois par quelqu’un d’aussi beau, mais plus habile.

Et cela ne s’arrête pas là ! Obnubilé par l’apparence Lette et envieux de son succès, de plus en plus d’hommes se font faire le même visage. Et si le gagnant dans cette histoire était le chirurgien ? Ceci amène un nouveau questionnement : si tout le monde commence à se ressembler et à être conçu sur le même modèle, comment différencier chaque être humain ? On ne sait dès lors plus qui est qui, et l’une des amantes de Lette s’y trompera d’ailleurs… Pour manifester cet état de fait, le metteur en scène a choisi d’utiliser des perruques. Ainsi, lors d’une scène particulièrement marquante, les deux comédiennes Marie Druc et Camille Figuereo interprètent plusieurs personnages, changeant constamment de perruques, dans un schéma qui se répète sans cesse. À force de tous se ressembler, les personnages agissent tous de la même façon, et finissent pas y perdre leur personnalité, donnant lieu à de situations assez malsaines. Le fait que deux hommes s’appellent Karlmann, et soient interprétés par la même comédienne, ne fait que renforcer ce sentiment. On rit jaune.

On dit souvent qu’il faut souffrir pour être beau, mais rechercher la beauté, ne finit-on pas également par s’y perdre et en souffrir ? À méditer…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Le Moche, de Marius von Mayenburg, du 2 au 19 décembre 2021 au Théâtre Pitoeff.

Mise en scène : Valentin Rossier

Avec Camille Figuereo, Marie Druc, Lionel Brady et Valentin Rossier

https://pitoeff.goshow.ch/le-moche/

Photos : © Carole Parodi

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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