Les réverbères : arts vivants

Et si l’identité n’était qu’une saloperie ?

Associés au Festival de la Bâtie, les Amis musiquethéâtre ont accueilli la fabuleuse comédienne Johanna Nizard du non-moins excentrique spectacle Il n’y a pas de Ajar, qui propose une balade hallucinée dans notre inconscient. Un monologue nominé aux Molières 2023 et récemment salué à Avignon. Un décentrement salutaire pour s’imaginer autrement qu’enfermé·e dans une unique petite vie corsetée par l’identité. Une baffe.

Quand le théâtre a cette intelligence-là, on ne peut qu’être rempli·e de gratitude. Le pitch ? L’immense filou Romain Gary a écrit sous le pseudo d’Emile Ajar. Quand l’un s’est suicidé, l’autre est donc mort. Sans consentement. Problème : sur scène se présente Abraham, le fils fictif d’Emile, enfant des romans de l’écrivain. La plus grande mystification de l’histoire de la littérature. Deux prix Goncourt pour le même homme. Que faut-il en penser ? Tout et son contraire, justement.

Abraham est multiple. Guidé par son Ça, soit sa seule force pulsionnelle qui lui donne le pouvoir de se transformer à tout instant pour exprimer sans filtre ce qu’il ressent, il est cet humain créé par le romancier qui peut vivre une vie à chaque livre. Depuis des tréfonds obscurs indéfinissables, il n’a ainsi de cesse de se métamorphoser pour dénoncer avec acidité et humour les travers des hommes et du monde. Burlesque et dramatique, il remet tout en question pour abandonner nos identités éclatées sur les ruines des certitudes. C’est vertigineux et délicieux.

Il n’est pas aisé de raconter par le détail le fil rouge du spectacle. Arriverions-nous à expliquer ce qui se passe dans notre tête, dans nos rêves, dans notre inconscient ? L’éclatement des idées, des émotions et des comportements est justement au cœur du propos pour mieux souligner les différentes facettes d’un Moi atomisé. En cela, la performance de la comédienne Johanna Nizard est vraiment hallucinante. Rares sont les artistes capables d’offrir en une heure trente une telle palette de jeu. Véritable caméléon brouillant les genres, les styles et les codes, parfois à mi-chemin entre l’humain miséreux et l’animal merveilleux, unissant les mondes du visible et de l’invisible, l’artiste polyforme déploie un jeu magistral d’une inventivité de tout instant, engageant son corps, sa voix et ses attitudes dans un brouillamini identitaire sans pareil.

La puissance du spectacle tient dans sa catharsis. Ce qui se passe sur scène est une manière audacieuse d’exorciser nos angoisses et phobies en questionnant le rapport à soi et aux autres. On est parfois perdu dans le labyrinthe de nos propres abysses. Entre naissance et mort, dans cet intervalle vital qui passe aussi vite qu’une balle traverse la gorge, questionnant origines et destinées, le texte brillant écrit par la femme rabbin Delphine Horvilleur rend un hommage original à l’œuvre de Romain Gary et au jeu picaresque de ses multiples identités. Et le décor, symbolisant une sorte de cave intérieure recouverte de sacs poubelles et de miroirs, participe au magnifique sentiment d’étrangeté de l’ensemble.

Abraham Ajar. Initiales A.A (Brigitte et Serge…) Qui est-il ? Juif, musulman, chrétien, souris, python, rat, sage, fou ? Et si nous étions pluriels, capables de devenir le bizarre de l’Autre qui est toujours plus qu’un simple Je (Arthur…) ? Il y a dans ce spectacle une originalité décalée, dérangeante qui est parfaitement assumée et qui, passé le temps de la surprise, a quelque chose d’assez fascinant. Le texte aborde une foule de sujets : de l’idolâtrie à l’appropriation culturelle, des combats contre le racisme et à la transidentité en refusant les pensées réductrices et
d’assignation. C’est incisif, excessif et très efficace. Johanna Nizard est frappante dans sa ressemblance avec Romain Gary. Femme interprétant un homme, elle fascine dans son travail de clown lyrique. Tout en elle concourt à l’étrange, il n’y a qu’à regarder ses doigts crispés ou ses yeux révulsés. Et son personnage est complexe, aux antipodes de ceux de notre temps qui s’uniformisent dans la saloperie d’une pensée réductionniste qui assigne et catégorise. Abraham, lui, est tout autre, ailleurs, insaisissable, il vit dans une planque entre deux pages, là où les livres ont le pouvoir de diffracter la vérité en de multiples directions, là où les rêves déforment à bon escient le réel pour paver le chemin entre conscient et inconscient.

Le seul en scène fait ainsi la part belle à une verve désopilante, à de savoureux jeux de mots et un humour acéré. Sans ton sentencieux ni logique raisonnée. Et contre celles et ceux qui savent ce que Dieu veut jusqu’à tuer en son nom. Contre celles et ceux surtout qui s’imaginent ancré·e·s dans une pureté indélébile. Ici la fiction permet de se moquer du réel à gros traits provocateurs qui égratignent et donnent à penser avec intelligence.

L’époustouflante présentation de l’actrice sert un personnage en quête de soi(s). Dotée d’une voix à la fois diabolique et intrigante, elle semble par moments frappée du don d’ubiquité tant ses transformations sont rapides et spectaculaires. Ce personnage indéfinissable, sorti tout droit de la cave freudienne, associe librement les idées dans un monologue stupéfiant, un plaidoyer contre toute appartenance exclusive, totalement à contre-courant des discours ambiants. Cette perspective abroge les frontières identitaires qui attisent plus que jamais l’enfermement et la peur de l’autre souvent désigné comme bouc-émissaire. Et diantre que cela est salutaire. Car nous pourrions alors imaginer nous décentrer, ne plus endosser l’entier de l’héritage belliqueux de nos aïeuls faisant de leurs origines une chasse gardée. Nous assumerions enfin nos constructions humaines de bric et de broc.

Et nous apprendrions ainsi, à travers l’acceptation de nos identités multiples, à bâtir des ponts pour aller vers l’autre tout en ayant une conscience d’un soi démultiplié, un tapis persan d’humanités paradoxales et réconciliées. Nous aurions alors à coup sûr la réponse à la belle question de Delphine Horvilleur : Est-on les enfants de nos parents et de notre temps ou est-on les enfants des livres qu’on a lus et des histoires qu’on nous a racontées ?

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Il n’y a pas de Ajar, de Delphine Horvilleur, aux Amis musiquethéâtre, du 11 au 15 septembre 2024, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève.

Mise en scène : Johanna Nizard et Arnaud Aldigé

Avec Johanna Nizard

https://www.youtube.com/watch?v=HHVSkeodi9U&t=111s

Photos : © Almaãm et Pauline Le Goff

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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