Quand un homme ne pense plus en être un
À l’Alchimic, la New Helvetic Shakespeare Company adapte le roman de Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Quand un homme approchant la soixantaine ne parvient plus à être à la hauteur de sa compagne de trente ans sa cadette, cela donne un spectacle entre tragique et comique.
Jacques (Valentin Rossier) est un riche homme d’affaires. Tout se passe bien pour lui, jusqu’au jour où il fait la rencontre de Laura (Michelle Shapa), une jeune Brésilienne de 28 ans. La passion entre eux est immédiate : l’amour est sincère et réciproque, véritable, comme on n’en voit que dans les films. Laura n’a que faire du statut de son amant, elle l’aime pour qui il est vraiment. Seulement voilà, Jacques approche de la soixantaine, et avec cela, les problèmes d’endurance se font de plus en plus fréquents. En clair : il n’assure plus au lit. De quoi alimenter les conversations dans le milieu des affaires, où le sujet est tout sauf tabou. Les discussions avec les médecins se font également de plus en plus nombreuses. Et si le problème devenait psychologique, en plus d’être physique ?
Valentin Rossier fait du Valentin Rossier
L’esthétique du spectacle n’est pas sans rappeler celle des Trahisons d’Harold Pinter. On retrouve une lumière sombre délicieusement imaginée par Jonas Bühler, un intérieur confortable (ici celui d’une chambre), une musique lancinante conçue par David Scrufari pendant les transitions entre les scènes, et un panneau en plexiglas en fond de scène. Celui-ci joue à la fois le rôle d’écran, pour y projeter les images de Laura, à la manière d’un kaléidoscope ; mais aussi celui d’une séparation. À plusieurs reprises, Jacques se retrouve derrière ce panneau, comme pour se cacher dans des moments intimes, où on le distingue moins, dans toute sa vulnérabilité. Ces différents éléments contribuent à créer une atmosphère assez sombre, évoquant quelque chose de plutôt tragique.
Cette ambiance reflète ainsi bien l’état intérieur de Jacques : il se pose beaucoup de questions, devient de plus en plus morose. Refusant d’abord d’accepter son sort, il ne pense ensuite plus qu’à cela. Ce qui n’était qu’un petit problème moteur prend dès lors une place (trop ?) importante dans l’esprit de l’homme d’affaires. On ne sait que trop bien à quel point le mental peut influer sur le physique, et l’expérience de Jacques en est la preuve.
D’ailleurs, de manière à symboliser le fait que ce problème est davantage présent dans la tête de Jacques que dans la réalité, Laura n’apparaît physiquement que dans la dernière scène. Toutes ses autres interventions se présentent comme des projections, avec sa voix enregistrée et diffusée sur la scène. Les dialogues entre elle et Jacques sont toujours sur le même modèle : elle essaie de le rassurer, lui est de plus en plus préoccupé par le fait de ne pas parvenir à la combler sur le plan physique. Les monologues se répètent d’ailleurs, dans lesquels il raconte comment il ne croit pas à ce que lui dit Laura, et qu’elle finira forcément par le quitter, ce à quoi il ne peut se résoudre. Le propos en dit ainsi très long sur la fierté masculine, souvent mal placée. On retrouve cette injonction à la virilité, à ne jamais montrer ses faiblesses, une injonction trop souvent intériorisée et qui peut causer de nombreux problèmes. Preuve en est ici, car malgré tout ce que pourra dire Laura, rien ne suffira.
Entre tragique et comique
Ce problème érectile semble être une montagne insurmontable pour Jacques. Pourtant, l’andropause – ou déficit androgénique lié à l’âge – n’est ni une fin en soi, ni un problème isolé. Elle touche fréquemment les hommes autour de la soixantaine et entre ainsi dans l’ordre normal des choses, à la manière de la ménopause, dont on parle, curieusement, beaucoup plus facilement. La dimension tragique du spectacle se retrouve donc dans le fait que tout est narré du point de vue de Jacques. La pièce commence d’ailleurs par un monologue de ce dernier. Le phrasé si particulier de Valentin Rossier, ponctué de nombreuses respirations, évoquant parfois un soupir plaintif, renforce encore cette impression.
Pour contrebalancer et redonner sa dimension banale au problème dont souffre Jacques, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable présente également beaucoup d’humour. Il y a d’abord la plume de Romain Gary, qui parvient à donner tout l’équilibre nécessaire au propos. Surtout, il nous faut évoquer les autres personnages qui gravitent autour de Jacques. À commencer par les deux médecins, interprétés respectivement par Mauro Bellucci et Vincent Jacquet. Leurs discours sont très crus et directs. Le premier, ancien médecin militaire, n’hésite d’ailleurs pas à user de métaphores militaires pas toujours adroites, quand le second ne sait jamais quand s’arrêter, quitte à expliquer – dessin à l’appui – une technique pour parvenir à « bander dur » quand on n’y arrive plus. Il y a aussi Jim (Vincent Jacquet), cet homme d’affaires américain très porté sur la chose, et qui compare d’ailleurs le sexe aux affaires, sans aucun filtre. Sans se rendre compte que son vis-à-vis ne souhaite pas forcément en parler…
Mais deux personnages nous paraissent véritablement centraux et changent toute la vision des choses : il s’agit des deux personnages féminins du spectacle. Commençons par la maquerelle que Jacques a connu durant la Guerre : elle qui séduisait des nazis pour les assassiner froidement en plein acte. Avec son côté androgyne – elle est d’ailleurs jouée par Mauro Bellucci – elle affirme un côté très sûre d’elle. Elle semble être la seule à ne jamais douter, elle prend les choses en mains et offre des solutions quand Jacques semble ne plus en avoir. Elle présente ainsi tous les attributs qu’on verrait traditionnellement chez un homme. Laura, elle aussi, cherche à rassurer Jacques sur ses doutes, répète que son amour est sincère et qu’elle ne s’arrête pas au physique. Mais Jacques craint qu’elle ne le quitte au profit d’un autre plus jeune. Un schéma, une fois encore, qu’on a plutôt l’habitude de voir à l’inverse. C’est là que réside toute l’intelligence du texte de Romain Gary, très bien retranscrit dans la mise en scène de Valentin Rossier : alors que le propos est centré autour d’un problème typiquement masculin, les personnages les plus forts du spectacle sont les deux femmes. Ajoutons également que, proportionnellement, elles sont moins présentes dans les scènes, et que l’une d’entre elles est jouée par un homme. Vous obtenez un joli clin d’œil ironique, qui sous-entend bien des choses…
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, adapté du roman de Romain Gary, du 12 au 29 septembre 2024 au Théâtre Alchimic.
Mise en scène : Valentin Rossier
Avec Mauro Bellucci, Vincent Jacquet, Valentin Rossier et Michelle Shapa
https://alchimic.ch/au-dela-de-cette-limite/
Photos : ©New Helvetic Shakespeare Company