Faire face à ses incertitudes
Avec Un homme incertain, Erika von Rosen présente la deuxième pièce de la trilogie d’Alain Knapp. Après Ma chère sœur, elle plonge cette fois dans les incertitudes d’un homme, mais aussi dans celles de tous les personnages qui l’entourent.
Philippe (Xavier Cavada) termine de rénover la salle d’attente de son cabinet de médecin avec son ami Raymond (Jacques Maitre). Il en profite pour lui annoncer qu’Anita (Anne Comte), qu’il a rencontrée quelques mois auparavant sur le net, va emménager avec lui. Ne sachant comment annoncer la nouvelle, il a décidé de mettre tout le monde devant le fait accompli lors de la crémaillère. Quand on dit tout le monde, cela comprend sa mère (Anne Salamin), de qui il est très proche et qu’il visite tous les dimanches, mais aussi Delphine (Ariane Sancosme), la nièce de Raymond, avec qui Philippe a entretenu une relation à laquelle il n’a jamais véritablement officiellement mis fin. Le soir même de la crémaillère, un concert de Zoch (Erika von Rosen), grande star du rock, doit être donné dans le village, grâce en partie à Marco (Attilio Sandro Palese), l’ex-compagnon de Delphine. Mais l’arrivée d’un énorme orage – on peut même parler de tempête – va tout chambouler et pourrait bien provoquer des rencontres et retrouvailles inattendues…
Du théâtre vérité
L’histoire, à la base, paraît très simple et pourrait ressembler à quelque chose qu’on voit tous les jours, où qu’on aurait aperçu dans un film, une série ou un roman. On y retrouve une rencontre amoureuse sur internet, une histoire de famille complexe, un manque de confiance, des relations déçues… Pourtant, à travers ce texte, Alain Knapp entre dans la profondeur de l’intimité humaine, avec des personnages qui nous ressemblent par certains aspects. Finalement, cette pièce ne présente pas qu’Un homme incertain, mais bien une multitude de personnalités complexes, qui doivent évoluer ensemble, avec leurs doutes, leurs questionnements et leurs émotions. C’est ce qui crée ce sentiment de vérité et de sincérité lorsqu’on assiste à la représentation : on peut se retrouver en chacun·e, d’une manière ou d’une autre, y voir quelqu’un que l’on connaît.
Le personnage central est bien sûr Philippe, dont l’attitude diffère énormément selon qui il côtoie. C’est sans doute ce qui frappe en premier en le voyant. Avec Raymond, il se montre sûr de lui, comme un leader affirmé, prenant les décisions, le forçant à se reposer quand son souffle devient court. À l’inverse, que ce soit avec sa mère ou avec Anita, on découvre un Philippe très peu sûr de lui, qui n’en mène pas large et se plie en quatre pour répondre au moindre de leur désir. Sa mère le définit comme un « être complexe », qu’elle ne comprend pas toujours. Plus on assiste à sa relation avec elle, plus on comprend le traumatisme qui sous-tend son comportement. Dans son enfance, et même jusqu’aux quarante ans qu’il a dans la pièce, elle a passé son temps à le « corriger », à le rabrouer, en suivant les principes d’éducation de la haute société de laquelle elle est issue. Elle complexe d’ailleurs de devoir tenir des chambres d’hôte pour conserver le standing de sa condition. Philippe, donc, a été conditionné par cela, et son comportement envers les femmes s’en ressent. Il avoue à Delphine l’avoir traitée « comme une pute », en avoir conscience et s’en vouloir. Comme s’il avait besoin de reprendre confiance et d’être capable de dominer la situation. Seulement voilà, il s’y prend mal, très mal, au risque de faire souffrir les autres. L’intelligence que révèle cependant le texte est de ne pas juger, ne pas prendre position : on se contente d’exposer les faits, d’observer cette psychologie et les interactions humaines, pour aller au-delà du jugement.
Le texte et la mise en scène ne sont d’ailleurs pas dénués d’humour, ce qui peut surprendre, derrière la dure réalité de l’histoire. Cet humour est amené avec beaucoup de finesse, comme pour décompenser certaines situations, désamorcer des moments qui pourraient tomber dans un excès de tragique. Et le plus beau dans tout cela, c’est que tous les personnages ont une personnalité dont on pourrait parler ici. On se contentera d’évoquer encore Delphine, qui s’avère particulièrement intéressante. Derrière ses airs candides d’ingénue, elle dévoile une grande pureté. Elle s’avère précieuse dans cette intrigue, apportant une forme d’équilibre dans le marasme de la vie de ces personnages torturés. Elle avoue elle-même être prête à accepter presque n’importe quoi, tant que l’amour est sincère. On peut voir cela comme quelque chose d’assez malsain, et sans doute qu’on pourrait s’y arrêter. Mais Delphine semble au contraire être parfaitement pure, rendant toute sa noblesse à ce sentiment. Difficile d’exprimer ici toute notre pensée avec des mots. Il faut le voir pour le comprendre. Delphine est en tout cas une forme de lumière qui contrebalance les ténèbres représentés par Philippe et son comportement.
Une mise en scène pour servir le texte
Dans le texte d’Alain Knapp, on change souvent de lieu, alternant entre la salle d’attente, le salon de la mère, le coin où se retrouvent les amoureux. Cela nécessite de nombreux changements de décor, à vue bien que dans la pénombre. On pourrait penser qu’il s’agit d’un déploiement excessif d’énergie, mais ces changements permettent, au-delà d’identifier clairement où on se trouve, de développer de belles transitions musicales. À quelques reprises, Delphine ou Marco prennent le micro pour interpréter une chanson, qui en dit long sur leur psychologie et leurs sentiments. Une manière d’exprimer les non-dits du texte, tout en subtilité, pour éclairer d’un regard nouveau toute la profondeur de ce texte.
Les personnages sont également bien identifiables grâce à leur costumes : Philippe passe du t-shirt blanc et veste en cuir du baroudeur à la chemise proprette lorsqu’il est avec une des femmes de sa vie ; Delphine porte constamment une robe rappelant à la fois son côté ingénu et sa pureté ; Zoch est LA figure du rock’n’roll, avec son corset, ses collants roses aux motifs léopard, sa perruque et son maquillage bariolés ; la mère est toujours très classe ; alors qu’Anita débarque dans une simple robe noire, parfaitement élégante, illustrant son origine de bonne famille. Ces choix, assez typés, reflètent bien les différents caractères et les font ressortir, pour se mettre parfaitement au service du propos.
Un homme incertain, ou plutôt des personnages incertains, c’est à voir au TAMCO jusqu’au 28 septembre. Un joli miroir de nos incertitudes.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Un homme incertain, d’Alain Knapp, du 10 au 28 septembre 2024 au TAMCO.
Mise en scène : Erika von Rosen
Avec Xavier Cavada, Jacques Maitre, Anne Comte, Anne Salamin, Ariane Sancosme, Erika von Rosen, Attilio Sandro Palese et la voix d’Alexis Bergeron
https://tamco.ch/productions/un-homme-incertain
Photos : ©Sandra Pointet