Chillout entre classique, contemporain et électronica
Le concert de Max Richter au Grand Théâtre de Genève, dans le cadre du Festival de la Bâtie le 7 septembre 2024, a offert une expérience musicale ambivalente, alternant entre moments de pure beauté et passages post-minimalistes et lyriques plus déroutants.
Divisé en deux parties, le programme comprenait son dernier album In a Landscape et une reprise de The Blue Notebooks, son œuvre phare sortie vingt ans plus tôt. Malgré la réputation du compositeur star à la tournée quasi sold out comme pionnier de la néo-classique minimaliste mâtinée d’ambient électronique voire de rythmique trip hop, son concert n’a pas échappé à certaines redondances que l’on retrouve régulièrement dans ses compositions.
Paysages contrastés
La scène découvre, devant un cyclo tendu liseré d’un long fluo, Max Richter en Maître de chapelle au piano, synthétiseur et Moog. Le démiurge laissant souvent une portion expressive congrue au quatuor à cordes qui l’accompagne. In a Landscape se présente comme une introspection musicale. Le compositeur et musicien y revisite les thèmes qui ont forgé sa carrière tout en cherchant à réconcilier les dualités : acoustique et électronique, humain et naturel. À l’écoute, l’épisodique field recording pendule des chants d’oiseaux à une forme de clin d’œil au Einstein on the Beach de Philip Glass avec la rumeur down tempo de sa locomotive à vapeur.
Pour mémoire, sa musique aux vertus immersives et émollientes se décline aussi en relation à des installations contemporaines. D’un point de vue conceptuel, cela fonctionne relativement bien. Mais sur scène, ces morceaux ne gardent volontairement pas une dynamique captivante. Les cordes et l’électronique essaiment la mélodie par vagues, oscillant entre quelques notes lumineuses à la manière de Sigur Rós période romantique à une pente mélancolique et volontiers tire-larmes. Une épiphanie sensorielle voilée de clair-obscur. Si ce n’est ponctuellement ourlée de ténèbres intranquilles.
Sommeil et spleen
À plusieurs reprises, la répétitivité des phrases mélodiques plonge l’audience dans une forme de demi-sommeil paradoxal. Ce qui n’est pas un mal. Loin de là. Comme l’atteste son opus de Sleep intentionnellement soporifique. Soit 31 pièces ininterrompues, destinées à remplacer tous les somnifères et anxiolytiques pour aider au sommeil et métamorphoser ce moment infra-ordinaire en art. D’où l’évocation réussie d’états de rêve.
Chez Richter, tout est fluide et ductile estampé d’une profonde douceur. Par exemple, They Will Shade Us With Their Wings ouvre le concert avec une mélodie piano-violoncelle qui, bien que douce et méditative, s’étend au-delà de ce qui est nécessaire pour certains auditeurs, plongeant dans une langueur frisant le spleen. Mais le musicien n’a guère son pareil pour métamorphoser par glissandos successifs une simple phrase au piano en un dédale sans fin labyrinthiquee. On la suit sans avoir besoin d’une destination.
Si cette esthétique minimaliste fonctionne à merveille dans des œuvres de plus courte durée ou dans des contextes cinématographiques (comme dans On the Nature of Daylight), elle devient possiblement plus délicate dans un concert où l’auditeur et l’auditrice sont immergé.es dans des séquences longues et apparemment homogènes. À plusieurs moments, il était difficile de distinguer un morceau de l’autre, tant l’atmosphère mélancolique et les répétitions de motifs dominent. Pourquoi pas, au fond ?
Abysses émotionnels
Pour la seconde partie du concert initiée après une incongrue ondée de larsen faisant se boucher les oreilles aux musiciens et musiciennes, elle est donc dédiée à The Blue Notebooks. Cet album, conçu initialement comme une protestation contre l’invasion de l’Irak comme tient à le rappeler Richter au plateau, résonne encore aujourd’hui avec une intensité émotionnelle puissante que vient troubler son recours à des infrabasses. Que l’on associe certaines de ses atmosphères à des œuvres entre autres de Steve Reich, Philip Glass, Terry Riley (l’effet suspensif d’une note à l’autre) voire Mike Oldfield et le groupe allemand Pop Vuh peut se ressentir ou pas. Mais l’influence du baroque, de Bach et naturellement Vivaldi, dont il a réalisé une relecture souple et fluide des Quatre saisons est attestée (The New Four Seasons – Vivaldi Recomposed).
Les morceaux emblématiques comme Shadow Journal et On the Nature of Daylight rappellent la profondeur émotionnelle et la gravité qui caractérisent les œuvres les plus populaires de Richter. Un artiste qui a aussi ses détracteurs à la dent dure, peu sensibles à son « eau tiède néo-tonale » et le qualifiant de compositeur « navrant-garde », tout en fustigeant « les grands médias spécialisés, de la pop au lyrique, (qui) n’en finissent plus de lui tisser des éloges curieusement complaisants vis-à-vis de son déficit criant d’innovation… » (Libération, 06.02.2017). C’est oublier un peu vite qu’un large public intergénérationnel est acquis à sa cause contemplative, Silent Party, Cocooning SPA et Chillout.
Accompagné de cordes subtilement orchestrées, il parvient à créer des espaces de méditation musicale où chaque note semble recueillir le poids d’un monde. L’introduction de la voix narrative, empruntant des textes de Kafka notamment et déclamée par Tilda Swinton dans la version originale, a ajouté une dimension littéraire et poétique. Il s’agit du « Premier cahier », « Troisième cahier » et « Quatrième cahier » des Cahiers in-octavo (1916-1918) de Franz Kafka. Mais aussi de « À l’aube » dans Terre inépuisable signé Czesław Miłosz et de L’Hymne à la perle du même auteur polonais.
Kafka sur le rivage
Le choix de Kafka et ses fameux Cahiers bleus ne doit évidemment rien au hasard. Que l’on songe à ses phrases en fragments, son rythme disruptif, l’impression d’entrer dans l’esprit d’un écrivain qui se dégage de ces notes. Et ces doutes sur sa volonté d’écrire. D’où le fait que Shadow Journal s’ouvre sur une machine à écrire, suivi d’une lecture et d’un arpège tiré d’un pad. Puis violon, rumeurs d’électronica, arpège de piano, textures électroniques, et arpège de piano. Ou l’art kafkaïen de l’incise.
L’utilisation de boucles et de motifs répétitifs, signature du style de Richter, est ici à son paroxysme. Cette technique sert l’ambiance cinématographique et méditative de son œuvre. Ainsi ses musiques se révèlent souvent plus accomplies et suggestives que les films qu’elles réhaussent, tels Shutter Island, Contact et Spaceman, où une improbable mygale géante pacifique suit en thérapie un astronaute largué, dépressif et en apesanteur. Une musique qui tend parfois à manquer, à la première écoute un brin distraite, de variété et de surprise.
À la scène de la Place de Neuve, le public, bien que conquis par l’aura de l’artiste, semblait parfois plongé dans une sorte de torpeur. Torpeur bienvenue pour certaines et certains face à la folie guerrière du monde et le stress des travaux et obligations des nuits et des jours. Elle est accentuée par une scénographie minimaliste et une lumière froide, en contraste avec la chaleur humaine amniotique que la musique tente de retenir.
Bertrand Tappolet
Infos pratiques :
Max Richter, au Grand Théâtre de Genève, le 7 septembre 2024, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève.
https://www.batie.ch/fr/programme/richter-max
https://www.gtg.ch/saison-24-25/max-richter-en-concert-gtg-x-la-batie-festival/
Photos : ©Kenza Wadimoff