Les réverbères : arts vivants

Faire théâtre de tout

Jolie idée, juste avant l’été, que ce petit déjeuner de presse afin que la nouvelle directrice de la Comédie de Genève, Séverine Chavrier, puisse présenter les grands axes de sa première programmation de saison 24-25. Et à l’image d’un buffet pantagruélique, le choix est si vaste qu’on risque bien de s’empiffrer de bonheur théâtral. Quelle chance. Bon appétit.

« Ma ligne dramaturgique ? Le théâtre est un acte politique. » Voilà le parti pris assumé de Séverine Chavrier. Théâtre d’art, théâtre d’auteur·ice·s et théâtre d’artistes. « Avec un éclectisme des formes, des écritures, des points de vue. » Plus de 40 spectacles et 3 cycles (le rapport au pays natal, la promotion des femmes et les créatifs émergents) comme autant d’univers singuliers, ouverts à la pluridisciplinarité, du local à l’international, du théâtre au cirque en passant par la danse.

L’impressionnante nouvelle capitaine du vaisseau amiral des Eaux-Vives souhaite que son navire soit abordé par le plus grand nombre, que son pont soit accessible à chacun·e pour des aventures artistiques intranquilles et que le souffle du vent des spectacles permette de s’accorder au chant complexe de notre drôle de monde. Alors pour tenter de lui donner un sens, on fera « théâtre de tout » comme le disait l’acteur, metteur en scène et poète Antoine Vitez[1] qui réclamait par ailleurs « un théâtre élitaire pour tous ».

Pour appréhender nos terribles chances d’exister[2], il convient donc de boire à de multiples sources : les classiques (Euripide, Dürrenmatt, Racine, Pagnol, Rostand, Dostoïevski, Faulkner et Calvino), les poétiques (El Khatib, Arias, Górnika et Minh Cuong Castaing) sans oublier les musicales ou les dansées. On y ajoutera la vitalité d’artistes tout jeunes et très vieux, de créatrices locales, de performeurs handisports et trashs, de circassiennes intrépides, de corps empêchés à des personnes trans libérées. Il y aura aussi quelques noms bien connus : Isabelle Huppert, Vimala Pons, Patrick Boucheron, Milo Rau, Lola Giouse, François Gremaud… La diversité culturelle des dramaturgies soutenant ces spectacles atteste aussi de l’ouverture sur le monde puisque pas moins de 11 nationalités seront représentées pour actualiser nos optimismes désillusionés sur le monde qui va.

Quelques perles de cette première partie de saison pour nous mettre l’eau à la bouche :

  • Mothers : a song for wartime de Marta Górnika (en coréalisation avec la Bâtie) : 21 femmes ukrainiennes, bélarusses et polonaises, de 9 à 71 ans, qui font entendre leur chœur, leurs cœurs, leurs chants et leurs cris pour exister face à l’intolérable.
  • Ophelia’s got talent de Florentina Holzinger (en coréalisation avec la Bâtie). Cette chorégraphe est connue pour la radicalité de ses performances. Ici, elle s’inspire de personnages féminins littéraires et artistiques qui nous entraînent dans les profondeurs des flots pour faire face à nos démons : la guerre, le climat, la misogynie. Un plongeon submersif dans la démesure.
  • Parallax de Kornél Mundruczó (en coréalisation avec la Bâtie). Le metteur en scène et cinéaste hongrois nous entraîne, à l’Est de l’Europe, dans les nuances de l’âme humaine avec l’histoire d’une famille qui s’affronte sur des questions identitaires entre judéité et homosexualité.

  • Re Chicchinella, d’Emma Dante, metteuse en scène sicilienne qui continue son exploration du Conte des contes de Giambattista Basile en mêlant le grotesque, le baroque et la poésie dans une liesse transgressive à souhait montrant « le théâtre comme un lieu d’émerveillement et d’horreur permettant de mettre en jeu ce que nous sommes ».
  • Allez sans savoir où, de et avec François Gremaud. Metteur en scène et comédien qu’on ne présente plus, il décortique dans ce spectacle son processus d’écriture en parlant du théâtre, de la manière d’écrire des spectacles et aussi de l’acte créatif phagocyté par l’urgence du monde et la vie qui passe.
  • Hécube, pas Hécube, de Tiago Rodrigues. En mêlant tragédies grecque et personnelle, en conjuguant la puissance du réel et la force de la fiction, en mariant l’agora athénienne et l’enquête judiciaire, la nouvelle création du directeur du festival d’Avignon portée par la troupe de la Comédie-Française, nous plonge dans « l’affaire de Mancy » qui dénonce de graves dysfonctionnements institutionnels dont ont été victimes des enfants en situation de handicap.
  • La vie secrète des vieux, de Mohamed El Khatib qui questionne l’intimité dans l’âge avancé. Comment l’amour physique se conjugue-t-il au présent du vieillissement ? Un art documentaire qui sort du tabou avec pudeur et bienveillance un sujet universel.

  • Coup fatal, de Fabrizio Cassal, Alain Platel et Rodriguez Vangama. Dix ans après la création de ce concert dansé, chanté et chorégraphié qui a fait le plein sur les plus grandes scènes européennes, venez retrouver la joie de vivre débordante des quatorze de musiciens de la SAPE (la Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes…) entre répertoire baroque, sonorités congolaises, rock et jazz.
  • Et enfin Absalon, Absalon ! de William Faulkner, mis en scène par Séverine Chavrier qui croise les multiples entrées du célèbre roman ancré dans la guerre de Sécession pour en reconstituer la trame tragique entre théâtre, vidéo, musique live et danse coupé-décalé. Comme un puzzle explosé par un coup de canon, c’est la trajectoire d’un homme assoiffé de reconnaissance sociale qui, malgré son pouvoir, n’arrive pas à construire une histoire familiale. Un spectacle-événement « prodigieux d’intelligence et d’invention formelle » (Le Monde).

Voilà ainsi sélectionnées quelques pépites du menu de la première moitié de ce buffet pantagruélo-culturel de la Comédie. Nous vous laissons le plaisir de le découvrir encore plus en détail via le site ou la belle brochure qui contient des approfondissements, des entretiens, des regards croisés, … Nous reviendrons sans faute d’ici l’hiver pour vous présenter la suite de la saison. Dans l’intervalle, devant la variété des spectacles proposés, nous sommes comme ce petit enfant qui piaffe devant le sapin, en attendant de pouvoir ouvrir tous ces cadeaux… avec l’impression que cela va être Noël toute l’année.

Stéphane Michaud

La programmation complète et les détails de chaque spectacle sont à retrouver sur le site de la Comédie.

Photos : © Alexandre Ah-Kye (banner et dernière photo), Bartek Warzecha (photo de la troupe sur scène) Yohann Lamoulière (photo de groupe) et Nicole Marianna (photo verte sous l’eau)

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_Vitez

[2] Expression empruntée à l’auteur haïtien Frankétienne

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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