Les réverbères : arts vivants

Femmes en cage, mère en rage

L’imprévisible et talentueux Fabrice Melquiot provoque en flirtant avec l’excès et l’absurde dans son texte Les Tournesols, un huis-clos familial mortifère atomisé par une Marie Druc complétement libre d’être folle. Vous vous demandez si vous allez bien ? Venez vous rassurer à l’Alchimic jusqu’au 29 novembre.

Et si vous n’aviez pas de filtre ? Si vous disiez vraiment ce que vous pensez à vos enfants ? Genre c’est toi que je préfère. Et toi, je te trouve assez nulle, tu sais ? Et si vous aviez été trahie et humiliée plusieurs fois par les pères de vos filles ? N’auriez-vous pas versé dans l’alcool et les médicaments ? Ne rêveriez-vous pas d’une vie sans homme ? Une sorte d’insularité volontaire entre les quatre murs d’un appartement-prison ?

C’est ce parti pris qui permet d’entrer dans le délire de la tragi-comédie. Trois filles et leur mère qui vivent plus ou moins coupées du monde. Avec toutefois des fenêtres sur l’extérieur comme seuls horizons de résilience. Pour l’aînée Black (sobre et glaçante Marie Fontannaz), il s’agit de la relation thérapeutique et amoureuse avec son psy. Pour Braun (excellente Camille Figuereo), celle du milieu, le salut passe par les insectes et les aventures amoureuses qu’elle collectionne – les uns comme les autres – avant de les épingler avec une satisfaction cruelle. Pour la cadette Blue (fragile Lara Khattabi), son don de voir l’avenir ne l’empêchera pas de s’essayer au suicide. Un peu comme si Tchekhov et García Lorca avaient écrit à quatre mains La casa des trois sœurs de Bernarda Alba.

Et puis il y a la mère, Violet. Marie Druc est époustouflante dans le rôle de cette femme désinhibée si blessée par la vie qu’elle ne prend plus aucun égard avec l’humanité en général et ses trois filles en particulier. Puisqu’elle a perdu toutes les batailles, ne demeure que l’espace exigu de son appartement pour régner en despote éclairée sur sa progéniture. Ses mots sont des saillies plus atrabilaires les unes que les autres. Toxique à souhait, elle n’a alors de cesse d’humilier ses enfants qu’elle aime bien sûr par-dessus tout. Münchhausen par procuration ? La comédienne met ainsi en scène avec brio les contorsions paradoxales de l’âme humaine dans des excès de jeu décapants.

On le comprend vite, ces quatre femmes dépressives sont des suppliciées subissant en permanence une chape de plomb existentielle. L’une comme l’autre tente d’échapper à l’absurdité de sa condition mais la codépendance de leurs liens familiaux semble prendre le dessus sur toute tentative d’émancipation individuelle. Chacune, qui serait-elle si elle n’était plus définie par les trois autres ? Il est des prisonniers qui restent en cellule une fois la porte ouverte. Ne préfère-t-on pas parfois aller mal dans ce que l’on connaît que prendre le risque d’aller mieux dans l’inconnu ?

Recluses, elles tournent alors sans fin dans la roue de leur système familial délétère. Rongées par la mélancolie, garrotées les unes aux autres, s’aimant et se haïssant, elles font (une énième fois) le procès de ces hommes attilesques qui ne laissent pas la vie repousser après leur passage. Et dans leurs schizophrénies plus ou moins avancées, ce quatuor de femmes aliénées est en équilibre tendu sur un fil entre le réel et l’absurde, l’ennui et l’excès, la vie et la mort. On sent bien qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que tout bascule dans un sens cauchemardesque. C’est vertigineux, incisif et dérangeant.

Bien sûr, le monde extérieur est fait de mensonges, de tromperies et de violences sous le joug séculaire d’un patriarcat qui n’a pas encore dit son dernier rot. Bien sûr les femmes y sont encore souvent vues comme des objets à posséder, des fantasmes qui perdent vite leur attrait au moment du retour de couches. Bien sûr… Ah, ces hommes responsables de tous les maux… Le Zeitgeist d’un féminisme exacerbé envahit aussi les plateaux de théâtre au risque de l’indigestion thématique. Dans ce climat dogmatique d’un nouveau discours politiquement correct sur la femme nous prend alors la furieuse envie de réécouter des chansons de salle de garde…

La discrète mise en scène de Georges Guerreiro permet aux quatre actrices en roue libre de délivrer à tour de rôle la palette de leur diatribe talentueuse contre la gent masculine. À les écouter, tout est à jeter : le couple, l’argent et même l’art sont cloués au pilori de la morbidité ambiante. De ce marasme sans issue émerge ici et là de rares traits d’humour qui ne contrebalancent guère avec la volubilité des propos échangés dans un grand réquisitoire post #MeToo.

Comme le souligne à juste titre la critique Marie-Pierre Genecand, la mort sociale annoncée des trois filles nous fait penser qu’elles sont déjà des fantômes avant l’heure, leurs espoirs de jeunes femmes se trouvant inexorablement siphonnés par l’emprise étouffante de leur mère. On se croirait presque dans un purgatoire sartrien. Et plus le spectacle avance, plus le décalage et l’excès de l’ensemble nous rapprochent d’un épisode tordu de la série Black Mirror.

Alors, comme redouté, le système se disloque par lui-même.  Viol, suicide et mort lente. Tout est en ruine. Quelque chose, peut-être, pourra renaître. Mais pourquoi les Tournesols ? Peut-être parce que ceux-ci ont besoin de soleil et qu’il représente le grand absent de la vie de nos quatre givrées. Sans lui, elles ne peuvent que s’embourber dans la moquette terreuse de leurs névroses.

Les plus rigolos des réactionnaires testostéronés n’auront pas manqué de remarquer que ce sont deux hommes qui signent un texte et une mise en scène qui les condamnent. N’y a-t-il pas un risque de mansplaining, ce concept féministe décrivant une situation où un homme explique à une femme quelque chose qu’elle sait déjà, souvent sur un ton paternaliste ? S’il vous plaît, laissons le bénéfice du doute à Fabrice Melquiot et George Geurreiro. Qu’il reste au moins ces deux-là pour repeupler l’humanité masculine décimée par la radicalité du message de cette folle gynécée.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Les Tournesols, de Fabrice Melquiot, au Théâtre Alchimic du 11 au 29 novembre 2023.

Mise en scène : Georges Guerreiro

Avec Marie Druc, Camille Figuereo, Marie Fontannaz et Lara Khattabi

Photos : © Mauren Brodbeck

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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