Les réverbères : arts vivants

Mais qui est la bête, dans cette histoire ?

À la Comédie de Genève, Ludovic Chazaud propose une revisite du conte de La Belle et la bête. Quand Isabella, alias Bella, est interrogée par sa petite-fille sur son passé, ses amours et ses sacrifices, cela donne lieu à un échange aussi poignant qu’inattendu. À voir jusqu’au 25 novembre.

Tout commence de façon légère : sur le plateau, on diffuse les images de l’arrivée de la petite-fille de Bella chez sa grand-mère, au bord de la mer. Alors que celle-ci prépare les moules offertes par son voisin, elle se retrouve interrogée sur son passé, sa relation avec son mari désormais décédé, la manière dont sa famille a dû quitter l’Italie pour s’installer en France. Avec cette question centrale sur ce dernier baiser dont elle se souvient parfaitement, mais dont elle refuse de parler. La suite du spectacle sera constituée de va-et-vient entre l’histoire de Bella et les moments de questions-réponses avec sa petite-fille.

Une relecture à l’aune du féminisme

Lorsqu’elle est adolescente, Bella est contrainte de quitter l’Italie avec sa famille, les affaires du père qu’elle admire tant n’étant plus aussi florissantes qu’escompté. Peu avant, elle a fait la rencontre d’Antonio, second du bateau qu’avait loué le père. Le bel Antonio, donc, l’a embrassée, lui a avoué son amour, et lui demande de l’emmener avec elle pour échapper à quelques problèmes qu’il a sur place. Seulement voilà, une fois arrivé·e·s en France, alors que tout le monde trime pour faire de la nouvelle maison un endroit où il fait bon vivre, qu’on se tue à l’entretien du potager afin d’avoir de belles récoltes, Antonio ne fait rien. Trop fatigué, occupé ailleurs, il trouve toujours une bonne excuse. Et au moindre reproche que lui fait Bella, il rétorque qu’il l’aime, mais qu’il a tout quitté pour elle, et que c’est difficile pour lui d’être dans ce nouvel endroit, sans sa famille. Vous voyez poindre le problème ? L’une des sœurs de Bella n’aura de cesse de lui répéter cette phrase, qui me reste encore en tête : « Il a fait entrer l’amour dans ta tête, comme le loup dans la bergerie. » On comprend alors que, peut-être, l’amour n’a pas été véritablement réciproque, même si Bella semblait en être convaincue…

Bien vite, on pense à Montrer les dents – d’où, peut-être, le rapport avec le loup – qui décrivait la manière dont les pervers narcissiques exercent leur emprise sur leur proie. Les mécanismes, extrêmement subtils, sont les mêmes. Grâce à la finesse de l’écriture de Ludovic Chazaud et à celle du jeu des comédiennes Anne Delahaye, Charlotte Dumartheray et Aline Papin, cette masculinité toxique est parfaitement retranscrite. Pour autant, La Belle et la bête est tout sauf un spectacle militant et manichéen. La figure du père, d’abord, montre que tous les hommes ne sont pas mauvais, bien qu’Antonio soit l’un des pires. Quand on voit Bastien Semenzato l’incarner, on a d’ailleurs de plus en plus envie de vomir, voire de monter sur la scène pour le frapper, tant son comportement est insoutenable et empire au fil de la pièce…

Qui est la bête ?

Jusqu’ici, difficile de comprendre le rapport avec le conte, n’est-ce pas ? Ludovic Chazaud l’amène, une fois encore, avec brio. Comme dans l’histoire originelle, Bella retrouve celle qu’elle nommera « La bête » dans une maison isolée, en échange de la vie de son père. La voilà donc prête à se sacrifier pour lui, croyant que La bête va la dévorer. On vous épargnera ici les détails qui les ont conduit·e·s à cette rencontre. Ce qu’on retient, c’est que, durant les cinq semaines que Bella passera à ses côtés, elle n’aura jamais été aussi épanouie, on ne l’aura jamais autant écoutée. Et bien que La bête lui fasse d’abord peur, c’est un lien profond et sincère qui s’établit entre eux, bien qu’elle ne soit restée que cinq semaines en sa compagnie, avant de retrouver les siens. C’est d’ailleurs, sans aucun doute, ce lien et cette bouffée d’oxygène, qui lui ont permis de tenir durant toutes ses années de mariage avec Antonio. Et quand on lui demande pourquoi elle n’est pas (re)partie, elle répondra simplement qu’il l’avait embrassée, qu’il l’aimait, et que c’est comme ça qu’on faisait à l’époque… Si bien qu’on en vient à se demander qui est la véritable bête dans l’histoire. À vrai dire non, la question ne se pose pas longtemps, et vous aurez sans doute compris quelle réponse on y apporte. On soulignera ici l’ingéniosité de la mise en scène, où Anne Delahaye prend des allures de bête, tandis qu’Aline Papin lui prête sa voix, grâce à un magnifique travail du son dans le micro qui borde la scène.

Une question nous taraude alors : cette rencontre a-t-elle réellement eu lieu dans la vie de Belle, ou se l’est-elle inventée, en s’absentant quelques semaines, pour pouvoir tenir le coup ? Qu’importe au final. N’est-ce pas là la raison même de la fable ? S’évader, imaginer d’autres possibles, faire face à la réalité… Quant à la fin du spectacle, si l’animosité envers Antonio est toujours là, c’est l’empathie envers Bella qui s’empare de nous, avec une étrange forme d’espoir. Non pas pour elle, car tout est déjà fini, mais pour les générations suivantes, qui, grâce à ce genre de spectacles, acceptent des mettre des mots, aussi durs soient-ils, sur des événements comme ceux racontés par Bella. Jusqu’à la dernière seconde, le texte monte en puissance, parvenant à nous procurer des émotions de plus en plus fortes. Et il est bien difficile de retenir les larmes une fois que les lumières s’éteignent…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

La Belle et la bête, de Ludovic Chazaud, du 17 au 25 novembre à la Comédie de Genève.

Mise en scène : Ludovic Chazaud

Avec Anne Delahaye, Charlotte Dumartheray, Aline Papin et Bastien Semenzato

https://www.comedie.ch/fr/la-belle-et-la-bete

Photos : © Magali Dougados

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *