Quand le rêve permet d’échapper à la réalité
Jusqu’au 3 décembre prochain, le Théâtricul plonge dans la relation profonde d’un couple. Dans L’imposteuse, Marie Beer interroge le rapport au mensonge, alors qu’un accident vient chambouler un quotidien bien installé.
Lorsque Yann (Thomas Diébold) accourt au chevet de sa femme, dont le bassin est brisé après avoir été renversée par un bus, il est loin de se douter de la manière dont leur vie va changer. Alors qu’il appelle l’école où elle travaille pour les prévenir, le voilà choqué d’apprendre qu’elle n’y a jamais exercé… Après quinze ans de relation et deux enfants, difficile de découvrir cette vérité. Croyant la confronter, c’est aux valeurs du couple qu’il devra en réalité faire face, avec toute la pression sociale subie par Aline (Isabela De Moraes) et son besoin d’y échapper.
De la place du mensonge
Dans les premières minutes de la pièce, on entre totalement en empathie avec Yann : il fait face au mensonge de toute une vie et la confiance est brisée. Il ne veut plus revenir voir Aline à l’hôpital, va demander la garde des enfants et devrait avoir de bonnes chances de l’obtenir, comme le lui confirme l’infirmière (Margarita Sánchez). Seulement voilà, tout n’est pas aussi manichéen dans cette histoire. Bien vite, on prend le parti d’Aline, pour ne plus le lâcher. Cette dernière explique les raisons qui l’ont poussée à s’inventer ce mensonge et le faire gober à tout le monde, y compris elle-même : à force de devoir penser à tout, aux enfants, à la maison, aux moments à passer avec son mari, aux horaires, aux courses… elle a eu besoin de souffler, de s’évader. Alors elle a pris ce temps pour elle et s’est inventée un métier dans lequel elle s’est sentie utile, à pouvoir aider ses élèves en difficulté, tout en ne pouvant pas tou·te·s les sauver. Pourquoi n’en a-t-elle pas parlé à son époux, me direz-vous ? Eh bien, il se pose la même question. Mais honnêtement, aurait-il pu le comprendre ?
Ce premier questionnement en dit long sur la relation de couple. Il y a d’abord cette place que prend le mensonge. On aurait tendance, dans un premier temps, à se dire que c’est impardonnable, qu’on ne peut pas faire confiance à une personne qui ment sur quelque chose d’aussi gros. Mais Aline parvient bien vite à renverser ce point de vue : est-ce si grave ? En quoi cela change-t-il leur quotidien ? Qu’elle soit au travail ou dans un parc à observer des gens vivre, à prendre l’air et à souffler, cela ne change rien, ni pour Yann, ni pour les enfants. D’autant plus qu’elle est sincère sur tout le reste : l’amour qu’elle leur porte, l’investissement quotidien auprès de sa famille, les relations avec les amis, les efforts qu’elle fait pour faire plaisir à tout le monde… L’essentiel est là, non ? Alors, si elle a eu besoin de s’inventer un mensonge pour souffler un peu, on ne peut pas vraiment lui jeter la pierre.
L’autre élément important que met en avant Aline, c’est la charge mentale qu’elle subit au quotidien. Sans la nommer ainsi, elle liste tout ce à quoi elle doit penser : faire à manger, amener les enfants à l’école et à leurs différents cours, garder un moment à passer seule à seul avec son mari… Si elle a accepté ce rôle et toute la pression sociale qui va avec, elle a besoin, et c’est normal, de souffler par moments, ne pouvant pas se reposer un tant soit peu sur Yann dans ces tâches quotidiennes. Marie Beer a d’ailleurs la finesse de ne pas tomber dans un pamphlet féminisme caricatural, tout en soulignant la vérité de ce couple, représentatif de tant d’autres : Yann reconnaît ainsi en partie ses erreurs, exprimant également sa déception d’avoir peiné à trouver sa place au sein du foyer, l’impression que le lien des enfants avec la mère était si fort qu’il ne pouvait régater, et cette idée qu’il s’est consacré entièrement à sa carrière, plus qu’il ne l’aurait dû. Pour autant, et alors qu’on peut comprendre son désarroi, il finit toujours par le reprocher à son épouse, ne se remettant jamais entièrement en question…
De la réalité à la fiction
Si le texte de Marie Beer sonne aussi juste, c’est qu’elle ajoute, subtilement, un second niveau de lecture, au-delà de celui, déjà très subtil, de la relation de couple. Longtemps, on se questionne sur la présence de Maurice Aufair, dans le rôle d’un homme âgé qui a souffert d’une crise d’épilepsie et attend le médecin dans son fauteuil, à côté de la chambre d’Aline. Et s’il était là pour ancrer le propos dans la réalité ? Je m’explique. Des échanges longs et animés prennent place au sujet de ce qu’Aline a inventé : son métier ses élèves. « Ce n’est pas parce que les ai rêvés qu’ils n’existent pas », martèle-t-elle. Difficile d’exprimer avec des mots simples toute la complexité qu’une phrase comme celle-ci, anodine de prime abord, entraîne. Cela pose toute la question de la frontière entre la réalité et la fiction. Qu’est-ce qui existe réellement ou non ? Si l’on se convainc assez fort qu’une chose est réelle, peut-elle le devenir aux yeux de tous ? Preuve en est avec ce rôle qu’Aline s’est donné, et auquel tout le monde a cru durant toutes ces années.
Alors on en vient à se demander si tout ce qui se passe là est la réalité – dans la diégèse propre au théâtre, bien sûr – ou se déroule dans la tête d’Aline. À chacun·e de se faire sa propre idée. Quoiqu’il en soit, L’imposteuse pose toutes ces questions avec une subtilité rare. Ajoutons à cela un basculement final qu’on n’aurait pas vu venir une heure plus tôt, quand Yann a débarqué, affolé, dans la chambre d’Aline. Peut-être cette fin vous éclairera-t-elle ? À moins qu’elle ne brouille encore un peu plus les cartes, laissant à chacun·e le soin d’imaginer, comme Aline, sa propre vérité…
Fabien Imhof
Infos pratiques :
L’imposteuse, de Marie Beer, du 17 novembre au 3 décembre 2023 au Théâtricul.
Mise en scène : Marie Beer
Avec Maurice Aufair, Isabela De Moraes, Thomas Diébold et Margarita Sánchez
https://theatricul.net/13431-2/
Photos : © Olivier Carrel