Femmes en noir sur pause éternelle
Dans J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, Jean-Luc Lagarce nous plonge dans un univers féminin cloîtré et mélancolique. Assises et comme en oratorio funèbre, cinq Inconsolées sont prises au piège de leur deuil et de l’attente du fils et frère – mort, endormi ou possiblement fantasmé, on ne sait trop. Ensorcelées par la mort et leurs vies empêchées, ces femmes sont tragiques et parfois drôles.
Autour de ce trou noir qu’est le dernier homme de la famille, gravitent espoirs, déchirements regrets et souvenirs déformés par le temps. Un requiem, non sans burlesque, porté par la mise en scène radicale, véloce tout en sachant ménager des trouées silencieuses signée Elidan Arzoni. Une tragédie douchée par une pluie qui vient trop tard.
Suivre les méandres d’une écriture au sein d’un palimpseste ne va pas de soi. Palimpseste car il est à la fois question de retour vers le passé et d’accumulation et superposition, effacement et recouvrement de ses textes et ceux d’autres auteurs ainsi que d’écriture de soi. Rarement se sent-on alors au plus proche d’une écriture dans le travail d’Elidan Arzoni et des comédiennes dans cet effort tendu, fuyant tout pathos d’en rendre le souffle, les reprises, les entrelacs au gré de voix contenues et charnues à la fois. Sans taire le sens inné de l’assonance chez ce grand lecteur qu’est Jean-Luc Lagarce : « Un fils qui revient ce n’est pas rien », entend-on dans la bouche de la Mère.
Pour mémoire, l’auteur a défendu l’idée d’un éternel retour post mortem dans son Journal : « L’idée toute simple – mais très très apaisante, très joyeuse, c’est ça que je veux dire, très joyeuse, oui – l’idée que je reviendrai, que j’aurai une autre vie après celle-là où je serai le même, où j’aurai plus de charme, où je marcherai dans les rues la nuit avec plus d’assurance encore que par le passé, où je serai un homme très libre et très heureux. L’idée souvent, machinale : « – Je ferai ça quand je reviendrai...»
Un air de chanson
L’été se meurt, cinq femmes dans une maison, de la fin d’après-midi au lendemain. « Nonnes » ou « servantes », « infirmières » ou « femmes silencieuses et paisibles chargées de la toilette des Morts » s’interroge l’auteur. Voyez-les se disputer le souvenir du fils-frère prodigue toujours par monts et par vaux. Elles se partagent ses mannes, ses vestiges et vertiges. Leurs récits vrillent en choralité, se reprennent, se contredisent, se complètent.
Elles s’entredéchirent parfois autour de la carcasse d’un amour, revendiquant chacune per se un droit exclusif et inaliénable à l’attention et la tendresse. Elles ressassent. « Elles tournent autour de ce jeune homme dans son lit. Elles le protègent et se rassurent aussi les unes et les autres. Elles le soignent et écoutent sa respiration‚ elles marchent à pas lents‚ elles chuchotent leur propre histoire‚ cette absence d’histoire qu’elles vivent depuis qu’il les quitta et son histoire à lui‚ sa longue balade à travers le monde‚ sa fuite sans but et sans raison. C’est comme une chanson‚ de longues déclarations l’une à l’autre‚ le secret de leurs vies‚ leur légende patiemment construite. Elles se la jouent pour elles-mêmes. Il y a de longues plaintes. Des colères. Et de très courtes scènes‚ infimes‚ deux ou trois mots‚ comme à peine‚ un trait à l’encre‚ une ou deux notes », écrit l’auteur pour présenter son projet en réponse à la commande de Théâtre Ouvert (Paris).
Pavane endeuillée
Pièce écrite alors que son auteur se sait aux portes battantes de la mort, condamné par le HIV, la fable nous plonge dans les échanges acerbes, tendus mais aussi solidaires et sororaux, Ils réunissent en front de scène la plus vieille – Yvette Théraulaz – dont la présence contraste avec celle qu’elle avait pour la mère dans la pièce de Jean-Luc Lagarce montée par Joël Jouanneau en 1997 au Poche-Genève. Puis la mère qui n’a de cesse de désigner la chambre du fils (Sophie Lukasik), l’aînée (Anna Budde), la seconde (Nastassja Tanner) et la plus jeune (Délia Antonio). Ces femmes, reliées par des liens familiaux complexes, sont prises au piège de leur propre demeure, une prison douce-amère où l’attente est devenue leur seule réalité. Le jeune frère, fils chassé par le père décédé, hante cette villa par son absence-présence incertaine.
L’écriture de Lagarce est marquée par une absence d’action qui pourrait sembler audacieuse voire risquée. Cette stagnation narrative est précisément ce qui confère à la pièce sa profondeur émotionnelle et sa beauté singulière. Les personnages sont figés dans un temps suspendu, leur vie se résumant à une série de monologues intérieurs qui révèlent autant qu’ils dissimulent. Cette absence de progression et de changement traduit l’immobilité des personnages, coincés dans une boucle de pensées et d’émotions. La pièce est aussi un exercice exigeant et musical d’écoute mutuelle chez les actrices.
Épure
La scénographie traduit sobrement cette sanctuarisation dans l’immobilité. Si le quintet des comédiennes est assis sur des chaises, cela n’empêche nullement la dynamique des bustes, l’expressivité des bras et des mains, le travail du souffle, du rythme et de la musicalité du texte. Attente de quelques vingt minutes il y a, face à la profération chez la sœur la plus juvénile. Vrillant son regard noir dans les yeux du public, la comédienne mettra une vingtaine de minutes à lâcher ses premiers mots cristallisant l’essentiel de l’effondrement de son frère : « Lorsqu’il s’est écroulé calmement sur lui-même, je n’ai pas bougé, je crois bien… Chacune est restée à sa place… »
C’est ce surplace entêtant, dynamique en diable, que traduisent ici la scénographie et la mise en corps et en voix du texte. L’ensemble permet de faire entendre comme rarement l’écriture palimpseste de Lagarce. Son art du fragment, du sampling rythmique dans la reprise de motifs, son art du ressassement prompt à déplier nombre d’hypothèses sur l’absent et le temps.
Incertitudes
La maison, cadre principal de la pièce, prend une dimension presque mythologique. La preuve, elle n’est pas figurée au plateau. Elle devient un espace entre deux mondes, une frontière entre la vie et la mort. Le retour du jeune frère, qu’il soit réel ou imaginaire, ajoute une couche de mystère à cette atmosphère déjà chargée de tension. Est-il vraiment revenu pour mourir, ou n’est-ce qu’une illusion née de l’espoir et du désespoir des femmes ? La pièce ne nous donne jamais de réponse claire, laissant le spectateur dans le même état de suspension que ses personnages.
La mise en scène d’Elidan Arzoni accentue cette atmosphère onirique et tendue. Sous sa direction, la maison devient un lieu d’attente quasi-funèbre, où chaque détail contribue à l’impression d’une vie en pause. Les silences sont lourds de sens, les dialogues, malgré leur immobilité apparente, révèlent des abîmes de douleur et de frustration.
Douleur vengeresse
Les performances des actrices sont souvent convaincantes. Aux côtés de Nastassja Tanner, on frise épisodiquement le stand-up comique ici assis façon Florence Foresti. Chacune apporte profondeur et intensité à son personnage, rendant palpable l’exaspération et les vies empêchées qui les habitent. Non sans une ironie. On songe ainsi parfois au fulgurant récit d’Anne Godard, Inconsolable, paru une décennie après la pièce de Lagarce.
Magnétisé, le lecteur y suit le parcours d’une mater dolorosa agonisant littéralement du Syndrome de Niobé qui l’étouffe progressivement dans le souvenir douloureux, ressassé, du fils disparu. Si le fils s’est tué sans mot dire, la mère venge ce mutisme du défunt par les mots livrés aux Vivantes. De là à dire qu’il existe aussi quelque chose de cela chez les Survivantes et vestales aux lisières de la folie de la pièce de Lagarce.
Offrant cinq rôles de femmes de générations contrastées alors que l’âgisme poursuit ses ravages en nos sociétés, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne n’est toutefois pas une œuvre féministe façon Empowerment et sororité à tous les étages. Les emmurées volontaires dans le culte de l’absent-présent s’auto-mutilent avec un plaisir chez certaines non dissimulé. Elles s’inscrivent ainsi dans une longue tradition qui va de Flaubert (souvent cité par l’écrivain y compris dans cette pièce), Balzac à Lorca et Duras souhaitant qu’on l’appelât « écrivain ». Peur de vivre, de partir, d’aimer, de rompre, l’énigme reste entière.
Destination finale
Jean-Luc Lagarce, dont l’œuvre est marquée par une exploration incessante des thèmes de la famille et de la communication difficile, imprègne cette pièce d’une dimension autobiographique poignante. Écrite un an avant sa mort, alors qu’il se savait condamné par le sida, la pièce résonne comme un écho de sa propre vie marquée par la maladie et la perspective de la mort imminente. Cette dimension personnelle enrichit le texte d’une couche supplémentaire de signification, rendant l’attente des personnages encore plus tragique et universelle.
Le jeune frère-fils, figure centrale qui pourrait être lue comme purement fictionnelle, toujours absente ou mourante, symbolise à la fois l’espoir et la perte. Sa présence fantomatique renforce le sentiment de vide qui habite les cinq femmes. L’attente devient un état existentiel, une manière d’être au monde qui transcende le simple passage du temps.
Afin de ménager une échappée belle aussi bien que post mortem, une pluie de cinéma cascadera face aux pleureuses tantôt éperdues, rageuses, désormais debout et alignées dos public. Cette choralité dorsale aux mains et avant-bras enluminés façon clair-obscur ou sfumato de toiles de Maîtres du Quattrocento dessine une respiration ambiguë et irréelle. Vertigineuse aussi. Ces femmes n’ont-elles jamais fait partie de plain-pied du monde des Vivantes ?
Bertrand Tappolet
Infos pratiques :
J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne de Jean-Luc Lagarce, au Théâtre du Galpon, du 14 au 26 mai 2024.
Mise en scène : Elidan Arzoni
Avec Délia Antonio, Anna Budde, Sophie Lukasik, Nastassja Tanner, Yvette Théraulaz
https://galpon.ch/spectacle/jetais-dans-ma-maison-et-jattendais-que-la-pluie-vienne/
Photos : ©Erika Irmler