Le banc : cinéma

Fish Eye : en immersion

Avec Fish Eye, Amin Behroozzadeh nous plonge au cœur de l’équipage d’un chalutier sillonnant l’Océan indien. Des hommes passent des mois sur ces bateaux, dans des conditions de vie extrêmement difficiles. C’est cette réalité-là que nous présente le réalisateur à travers son documentaire.

Un travelling horizontal sur l’Océan suit l’avancée du chalutier. Plongée immédiate dans les profondeurs marines. Un intertitre annonce le quotidien difficile de nombreux marins qui parcourent des milliers de kilomètres pour pêcher d’immenses quantités de poissons. Ces hommes se retrouvent ainsi éloignés de leur famille et sont exposés à des conditions de travail fort laborieuses. Amin Behroozzadeh fait le choix de proposer un film teinté d’une lenteur poétique, où se succèdent de nombreux plans sans transition, afin de nous immerger dans la réalité de la pêche de masse. La caméra est proche des corps, elle capte parfois un sourire, un regard. Pourtant, ces hommes ne prennent jamais la parole face caméra, le cinéaste s’immisce au cœur de la vie de ces marins, pour montrer. Notre regard se balade au gré des mouvements de l’appareil de prises de vue dans un silence saisissant, parfois interrompu par des bruits de machinerie ou par une musique intradiégétique[1].

Montrer lentement

En découvrant le titre de ce documentaire, on imagine être confronté brutalement à des images violentes, reflétant la cruauté de la pêche industrielle. Pourtant, durant les quarante premières minutes du film, la caméra du cinéaste iranien se focalise sur des hommes : des ouvriers, un cuisinier, un ingénieur, un commandant de bord. Les plans sont fixes, comme endormis. Ce rythme étendu permet à Amin Behroozzadeh de traduire avec brio la lenteur du temps qui passe sur ce bateau et l’ennui des marins. Les plans se succèdent mais rien ne se passe, on attend, tout comme ces hommes attendent de pouvoir rentrer chez eux. Ces plans statiques sont contrebalancés par un rythme plus effréné lorsque le réalisateur capte des groupes de personnes. On partage un repas, on fête la nouvelle année et la caméra oscille entre ces travailleurs, elle bouge au gré de leurs mouvements et de leurs pas de danse. Mais où sont les poissons ?

Après une quarantaine de minutes, le cinéaste se concentre finalement sur la pratique de la pêche industrielle. Il se place dès lors comme simple témoin de cette industrialisation et la caméra reste en retrait, en plan large. L’écran est brouillé par l’immensité d’un filet de pêche et les bruits des machineries deviennent de plus en plus forts. Nous avons l’impression d’être sur ce chalutier, absorbés par le ballet du filet, virevoltant dans les airs puis s’écrasant brutalement par terre. Soudain, Amin Behroozzadeh révèle, à travers un gros plan, les corps presque inertes de centaines de poissons placés dans une caisse. Il revient à des plans fixes et chaque seconde semble interminable. En ayant recours à ce type de cadrage, le réalisateur nous confronte durement à la brutalité de la pêche industrielle. Nous n’avons aucun moyen d’y échapper, notre regard est comme happé par les corps sans vie de ces animaux marins qui donnent le titre à ce long-métrage. Le recours à des plans lents permet de dénoncer les conséquences de la pêche industrielle, tant sur le plan humain que sur le plan animal.

Révéler en silence

La spécificité de ce documentaire est notamment liée à son absence de dialogues sous-titrés : mise à part l’intertitre au début du film, il y a très peu de paroles transmises au spectateur. Amin Behroozzadeh opte pour un documentaire en immersion, où la caméra ne fait que suivre ces hommes, sans les confronter. Il n’interroge jamais les marins sur leurs conditions de vie, il révèle en silence. Ce parti pris assez atypique peut paraître dérangeant au début car le silence devient pesant. Pourtant, en optant pour un film sans dialogue face caméra et sans voix-off, le réalisateur rend la puissance des images d’autant plus visible. De plus, cette spécificité met en exergue les bruits de machinerie qui envahissent nos oreilles. Les discussions entre les travailleurs sont masquées et l’immersion au cœur de ce chalutier se fait par les images et à travers l’ouïe.

Cette bande-son quasi muette permet paradoxalement au réalisateur de donner une voix aux victimes de la pêche de masse. Comme le plan fixe, l’absence de musique extradiégétique[2] confronte le spectateur à une réalité. Nous entendons le bruit frénétique et angoissant des nageoires d’un requin à moitié mort contre le sol. On ne peut échapper à sa détresse.

Et maintenant ?

Après avoir vu le documentaire du cinéaste iranien, on peine à se défaire des images présentes à l’écran. L’ennui des marins, les milliers de poissons sans vie à même le sol restent ancrés dans notre esprit. Amin Behroozzadeh filme l’être humain comme l’animal. Il les met ainsi sur un pied d’égalité afin de révéler leur détresse. Sans voix-off, il laisse au spectateur se faire sa propre opinion sur ce qu’il voit, simplement en le guidant à travers les mouvements de caméra. Le film se clôt par une vue en plongée sur des dauphins, libres, parcourant l’Océan. Une bande-son aux notes tristes surgit et révèle ainsi la cruauté humaine. C’est à nous maintenant d’agir et de remettre en question le système capitaliste dans lequel on baigne.

Laura Zimmermann

Référence :
Amin Behroozzadeh, Fish eye, Iran, 70’.

Photos : Amin Behroozzadeh, Fish eye, Iran.

[1] Une musique intradiégétique est une musique qui est entendue par les personnages du film, elle fait partie de l’histoire.

[2] Une musique extradiégétique est une musique qui n’est pas entendue par les personnages du film, elle ne fait pas partie de l’histoire.

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