Les réverbères : arts vivants

Forcer le trait pour réfléchir

Pour ouvrir sa 27ème saison, la Cie Confiture proposer un remake de sa pièce politiquement incorrecte Le Requérant, de Philippe Cohen. Un nouveau casting et quelques ajustements par rapport à l’original, pour faire rire et réfléchir sur notre rapport à l’autre.

La bien nommée famille Carré vit paisiblement dans son appartement de luxe. Jean-Noël, le père (Steve Riccard) occupe un poste important dans une marque de montres de luxe ; Miranda, la mère (Pauline Klaus) s’épanouit en restant tranquille à la maison avec sa bonne (Marie-Stéphane Fidanza) ; quant à Marion, la fille (Capucine Lhemanne), elle jongle entre ses études de sociologie et son engagement altermondialiste. Tout va donc bien dans le meilleur des mondes pour cette famille petite bourgeoise. Jusqu’à ce que Marion ramène Mourad (Philippe Cohen), un réfugié du Bechmélistan en situation irrégulière. Voilà le quotidien des Carré complètement chamboulé par cette situation inattendue. Entre l’angoisse du père à quelques jours du salon de l’horlogerie, le stress de la mère et la surveillance un poil abusive du voisin Jordillon (Yan Jullierat), les événements vont prendre une tournure… improbable ! Dans cette véritable pièce de boulevard, les quiproquos et autres situations rocambolesques s’enchaînent ainsi durant plus d’une heure et demie !

Tout le monde en prend pour son grade

Dans ce remake actualisé – la pièce a été jouée pour la première fois il y a 20 ans ! – l’humour n’a pas trop vieilli, à quelques exceptions près, qui demeurent toutefois très efficaces. À l’intérieur de la maison, dans un décor digne des plus grands spectacles de boulevard, les traits de chaque personnage sont forcés à l’excès, pour un résultat politiquement incorrect, mais qui a le mérite de taper sur tout le monde, sans préférence. Il en va ainsi du père, totalement obnubilé par le début prochain du salon de l’horlogerie et qui semble totalement déconnecté de la situation vécue par le pauvre Mourad. Miranda, quant à elle, paraît dépassée par les événements, et tout prend une ampleur terrible et la voilà qui confond le bol de chocolat chaud avec celui contenant son masque à la goyave. Des préoccupations quelque peu… différentes, vous avez dit ?

Rien ne s’arrange avec Marion, altermondialiste aux idéaux infinis, mais qui, pour le coup, n’en a cure des réalités économiques et politiques. Il faut aider coûte que coûte ! Et le tableau ne serait pas complet sans Jordillon, aspirant policier qui ne cesse de le rappeler, pas le vocabulaire qu’il utilise et son obsession pour la surveillance. Et même s’il a un bon fond, il devient rapidement envahissant. Ce d’autant plus que la présence de Mourad ne facilite pas les choses, lui qui ne peut manger que du riz blanc et boire du thé après sa grève de la faim. Et la barrière de la langue n’aide en rien… Il faut enfin citer la bonne, arrachée à une soi-disant vie de misère par Miranda, qui vante ainsi son côté altruiste – on dirait plutôt profiteur d’un œil extérieur – et qui craint que le requérant ne soit là pour lui prendre sa place. Ou quand l’étranger devient celui qui a le plus peur de l’étranger…

Des situations appuyées pour réfléchir

En forçant ainsi le trait des personnages, la plume de Philippe Cohen donne lieu à des situations qui, si elles sont exagérées, ne sont pas si éloignées de la réalité. À la manière d’un miroir grossissant son texte illustre, par exemple, les absurdités de l’administration helvétique : les horaires de bureau qui entraînent l’impossibilité de joindre certains services durant le week-end, même en cas d’urgence ; on évoquera également les nombreux permis destinés aux requérants d’asile : le N qui expire, mais peut-être rattrapé par le F, dans le but d’obtenir le B, qui peut ensuite évoluer en permis C… C’est à n’y rien comprendre ! Et alors que l’on vit aujourd’hui une situation similaire, avec l’accueil d’un flux de migrants – aujourd’hui Ukrainiens, hier Syriens, Irakiens, Afghans, Érythréens… – la question de la barrière de la langue se pose également. Ainsi, Mourad se trouve fort démuni lorsque Marion s’absente pour rejoindre le comité, et qu’il ne parvient pas à communiquer avec Jean-Noël, qui le prend d’abord de haut avant de parvenir à trouver des solutions. On citera, sans trop en dévoiler, la scène du playback, sans doute la plus hilarante de tout le spectacle ! Mais là où Le Requérant excelle, c’est dans l’inversion des rôles : ainsi, Jean-Noël se retrouve lui-même dans la peau du réfugié en plein Bechmélistan. Une fois forcé à changer de statut, difficile pour lui de ne pas ressentir de l’empathie.

Il y aurait encore beaucoup à dire, comme cette opposition entre l’idéalisme de Marion et l’ancrage complètement terre-à-terre des parents ou de Jordillon, qui veulent suivre les lois au pied de la lettre. Le dialogue de sourd et l’incompréhension sont dès lors encore plus flagrants et insurmontables entre eux qu’entre celles et ceux qui ne parlent pas la même langue. Il y a sans doute à méditer là-dessus…

Par le rire, en forçant les traits, Le Requérant parvient ainsi à nous faire réfléchir, l’air de rien, à nos convictions, notre système et la façon que chacun·e de nous a de l’aborder. Un spectacle politiquement incorrect qui parvient totalement à son but !

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Le Requérant, de Philippe Cohen, du 20 au 24 septembre 2022 à la Salle centrale de Madeline, puis au Théâtre des Trois-Quarts à Vevey, du 27 septembre au 15 octobre 2022.

Mise en scène : Philippe Cohen

Avec Pauline Klaus, Marie-Stéphane Fidanza, Capucine Lhemanne, Yan Jullierat, Steve Riccard et Philippe Cohen.

https://theatre-confiture.ch/

Photos : © Michel Marie

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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