Les réverbères : arts vivants

Foucault, l’homme derrière le philosophe

À la Comédie de Genève, le cinéaste Lionel Baier adapte le récit posthume d’une virée sous acide en Michel Foucault dans la Vallée de la Mort. Avec Foucault en Californie, il signe un spectacle où l’humour et les questions sociales autour du penseur se développent en parallèle et à merveille.

1975, Californie. Michel Foucault (Dominique Reymond) donne une conférence sur Œdipe Roi. C’est à la suite de celle-ci qu’il est abordé par Simeon Wade (Valerio Scamuffa), enseignant à l’Université de Berkeley et auteur du texte publié en 2019, après sa mort. Accompagné de son étudiant et ami Michael – Mike – Stoneman (Leon David Salazar), ils lui proposent un voyage de quelques jours, à bord de leur Volvo 144 verte, direction la Vallée de la Mort. Sans le lui dire dès le départ, leur objectif est de tenter une expérience : voir les effets du LSD sur celui qu’ils considèrent comme l’esprit le plus brillant de leur époque, et voir ce qui pourra en surgir. C’est cette virée sous acide que Lionel Baier nous donne à voir, jusqu’au 16 février prochain.

Le penseur versus l’homme

On connaît avant tout Michel Foucault pour sa pensée, avec son ouvrage sans doute le plus célèbre : Surveiller et punir. Dans Foucault en Californie, c’est ainsi qu’on le découvre d’abord, accoudé au pupitre d’une salle de conférence, après le bref préambule dans lequel Lionel Baier raconte sa rencontre – réelle – avec la famille de Simeon Wade et celle – fictive – avec ce dernier. Bien vite, on quitte les bancs de l’Université pour entrer dans une dimension plus intime, plus anonyme, et découvrir une autre facette de Michel Foucault. L’homme public laisse place à l’homme véritable. Au fil de ses discussions, des pétards fumés et du LSD ingéré, on découvre sa réflexion sur des éléments plus personnels du monde, mais aussi sa manière d’agir dans les rapports sociaux. Laissant tomber la veste de l’intello, il entre dans une forme de lâcher-prise qui l’aide à s’ouvrir sur son homosexualité, son regard critique envers la France et les relations qu’il entretient avec les grandes figures de son époque, comme Gilles Deleuze ou Jean-Luc Godard. Il se permettra également de donner quelques conseils à Simeon et Mike, un peu perdus qu’ils sont parfois dans leur relation. Sa rencontre avec David (Laura Den Hondt), dont il ne sait d’abord pas s’il s’agit d’un jeune homme, d’une femme ou « d’autre chose », va également bouleverser son rapport au monde.

Tout au long du spectacle, donc, on oscille entre les deux facettes de Michel Foucault, qui s’ouvre de plus en plus, flatté de la fascination que les deux jeunes hommes et leurs amis entretiennent à son égard – nombreux sont ceux qu’ils rencontrent à travailler sur lui, à l’image de David et sa thèse qui lui est en grande partie consacrée. Petit à petit, le voilà qui se découvre, et le spectacle laisse à penser que ces rencontres ont pu avoir une influence sur ses travaux postérieurs. On pense évidemment à son œuvre sur Les Anormaux. Mais nous y reviendrons.

La patte du cinéaste

Foucault en Californie est la première rencontre entre Lionel Baier et une mise en scène théâtrale. Aussi, comme l’indique le cahier de salle, « son point de vue a été celui d’un spectateur averti, désireux de voir sa palette de comédien-nes s’emparer du plateau. […] Il dit avoir appris à lâcher prise, sans doute comme Foucault qui finit lui aussi par tomber la veste et le masque. » Cette forme d’humilité, on la ressent donc dans le traitement qu’il faut du penser. Pour autant – et n’y voyez pas là quelque chose de négatif, bien au contraire – on reconnaît, dans certains éléments de mise en scène, la patte du cinéaste. Disons-le d’emblée : cela fonctionne très bien !

Il y a, bien sûr, la présence de la Volvo 144 sur la scène, d’abord masquée – il faut savoir ménager ses effets – puis centrale sur le plateau. De cette voiture, il tire plusieurs effets intéressants : d’abord, lors de la première scène où les personnages sont à bord, on évoquera le traitement du son, comme dans une caisse de résonnance. On perçoit alors la forme de huis-clos qui s’empare d’eux : alors qu’ils sont sur les routes de Californie, les voilà seuls au monde, loin de l’agitation habituelle autour de Michel Foucault. On notera aussi cette manière de la séparer en deux, pour montrer à la fois la manière dont ce petit espace s’avère, symboliquement, infini, avec une partie de la voiture à chaque bout du plateau dans certaines scènes, mais aussi la possibilité de jouer sur un dialogue entre les banquettes avant et arrière, tout en restant face au public.

Les différents chapitres, nommés selon des répliques fortes de chaque passage, sont également annoncés en voix-off, signalés par le tintement d’une petite clochette, dans une forme d’accompagnement qui nous évoque, là aussi, certains ressorts cinématographiques bien connus. Ces indications permettent ainsi d’insister sur la notion de temps, très importante dans cette pièce. L’unité classique n’est pas respectée, mais c’est justement l’évolution de la pensée de Michel Foucault, et cette envie de lâcher-prise, qui importe, et est bien symbolisée par ce découpage en chapitres.

Une femme pour jouer Michel Foucault

Mais le choix le plus fort de Lionel Baier est sans doute d’avoir confié le rôle de Michel Foucault à une femme, l’impressionnant Dominique Reymond. On peut immédiatement souligner l’excellence de sa performance : dès la conférence initiale, on a l’impression de revoir le philosophe – avec quelques cheveux en plus – que ce soit dans sa posture ou dans sa manière de parler. Toute sa gestuelle, de sa façon de se tenir à celle de se déplacer, ont été magnifiquement travaillées pour ressembler au penseur. Son rire, assez emblématique, a d’ailleurs été très remarqué par le public présent !

L’intérêt de ce choix serait toutefois limité s’il ne s’agissait que de l’aspect performatif de ce rôle. Pendant une bonne partie de la pièce, on se questionne sur cette décision. Un premier élément de réponse nous est donné en pensant aux Anormaux, dans lequel il aborde les trois figures principales de ces individus dits dangereux, que sont les « monstres », les « incorrigibles » et les « onanistes ». Sans entrer dans les détails, on dira simplement ici qu’il s’agit d’être qui ne rentrent pas dans la norme, et au sujet desquels il s’interroge, en lien avec les notions de savoir et de pouvoir. Dans Foucault en Californie, on le voit se questionner sur sa propre identité, avec son homosexualité revendiquée – rappelons qu’on se trouve alors au milieu des années 70 et qu’elle n’est pas toujours acceptée dans la société – et ses relations sociales. Sans doute le contexte américain, très différent de la France, lui apporte-t-il un autre regard. Sa rencontre avec David, rôle également joué par une femme (Laura Den Hondt), qu’on pourrait caractériser comme son alter-ego, en quelque sorte, semble décisive dans sa réflexion. Le jeune homme est une sorte d’être hybride, ni vraiment homme, ni vraiment femme, qui entretient des relations intimes avec tous les hommes de son entourage, en alternance. Une vision bien éloignée de la monogamie dominante dans l’esprit de Foucault. Invitant ses trois compères à s’imaginer répondre à des questions à sa place, il prend conscience que lui-même fait peut-être aussi partie de ceux qu’il qualifie de « monstres », à savoir ceux qui ne suivent pas les lois de la nature et les normes de la société. Et si Michel Foucault était l’un des premiers êtres queer ? La question est soulevée, sans qu’une réponse claire y soit apportée. Mais au vu de son ambivalence, de cet entre-deux dans lequel le conduit ce trip sous acide, elle paraît légitime et résonne bien avec les interrogations de 2024…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Foucault en Californie, d’après Simeon Wade, du 8 au 16 février 2024 à la Comédie de Genève.

Mise en scène : Lionel Baier

Avec Dominique Reymond, Laura Den Hondt, Valerio Scamuffa et Leon David Salazar

https://www.comedie.ch/foucault-en-californie

Photos : © Nora Rupp

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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