Les réverbères : arts vivants

Andromaque à la Comédie : aux racines du trauma

Du 8 au 14 février, les planches de la Comédie frémissent au rythme des alexandrins – ceux de la tragédie Andromaque, composée en 1667 par Jean Racine. Entre sobriété et symbole, sang et amour, la mise en scène de Stéphane Braunschweig revient sans détour aux racines d’un trauma : celui de la guerre de Troie.

« Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui n’aime qu’Hector, son époux mort sur le champ de bataille » : voilà, en une phrase, l’argument résumé d’Andromaque, tel que le présente la formule canonique et la Comédie dans son résumé[1]. Pourtant, ne vous y trompez pas : Stéphane Braunschweig traite moins, dans sa lecture de Racine, d’amour que de guerre – ou plutôt, des conséquences de la guerre. Mais, avant d’y plonger, revenons un peu sur ce scénario digne d’un soap opera antique.

« L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en son âme » : soap opera en Épire

Après dix ans d’affrontements sanglants, les lendemains de la guerre de Troie n’ont rien d’une sinécure. En Épire, Pyrrhus (Alexandre Pallu), fils du héros Achille, retourne en ses terres après avoir pris Troie. Dans son âme flottent encore les remugles du sang et le cri des victimes. Les Grecs ont vaincu, oui – mais à quel prix ? Le peuple de Troie est captif, tout comme sa reine, Andromaque (Bénédicte Cerutti). Femme d’Hector, prince tué sans honneur par Achille, elle est à présent détenue par le fils de celui qui a causé son malheur. Pyrrhus la désire ; elle s’y refuse. Pourtant, un argument de poids menace de faire pencher la balance : le propre fils d’Andromaque et d’Hector, le jeune Astyanax, se trouve lui aussi détenu par Pyrrhus. Et si la mère ne cède pas, qui sait ce qu’il adviendra du garçon…

À cette situation complexe s’ajoute une autre trame, qui complique encore cette tapisserie funeste : Hermione (Chloé Réjon), fille d’Hélène et de Ménélas (roi de Sparte), se trouve elle aussi en Épire. Elle doit épouser Pyrrhus, à qui elle est promise. L’amour qu’elle lui voue n’a d’égal que sa haine pour Andromaque, en qui elle voit une indigne rivale. La situation se complique encore avec l’arrivée d’Oreste (Pierric Plathier), fils d’Agamemnon et de Clytemnestre. Envoyé par les Grecs, il exige de Pyrrhus qu’on lui remette Astyanax, afin de prévenir toute résurgence vengeresse de Troie. Pyrrhus refuse… sans savoir qu’il y a anguille sous roche : Oreste brûle d’amour pour Hermione, qui l’a pourtant repoussé.

Et, malgré les conseils et les supplications des amis fidèles (Pylade (Jean-Baptiste Anoumon), le cousin d’Oreste ; Phoenix (Jean-Philippe Vidal), le gouverneur de Pyrrhus) et des confidentes pragmatiques (Cléone (Clémentine Vignais), la suivante d’Hermione ; Céphise (Boutaïna El Fekkak), celle d’Andromaque), tout ce beau monde va souffrir les affres des lendemains d’une guerre qui n’a pas laissé sa trace que sur les corps…

« Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes » : sanglante épure

Pour donner à voir les conséquences de la guerre de Troie, Stéphane Braunschweig choisit une esthétique épurée. Comme il l’a expliqué lors du bord de scène qui a clôturé la représentation du 10 février, il agit en accord avec son esthétique habituelle. Il s’agit, avant tout, de mettre l’accent sur le texte – sur les images et les symboles transmis par les mots. Force est de constater que la sobriété du décor favorise une écoute attentive, que rien ne détourne des enjeux de la tragédie : murs tendus du sol au plafond de longs rideaux noirs (parois de palais qui s’écartent parfois pour laisser disparaître un personnage), sol tout aussi noir… à l’exception, toutefois, d’un gigantesque cercle rempli de sable rouge, tracé en son centre.

Ce cercle, comme une matrice de plusieurs mètres de diamètre, évoque à la fois l’arène d’un combat politique (celui qui oppose les Grecs à Pyrrhus pour la remise d’Astyanax), amoureux (les multiples passions à sens unique qui relient les protagonistes) et guerrier. C’est peut-être ce dernier point qui frappe le plus l’imagination – car bien que figurant le palais de Pyrrhus (on y trouve parfois disposé une table à nappe blanche, et des chaises tout aussi blanches, comme un rappel de la civilisation qui précède la barbarie de la guerre), le cercle rouge rappelle surtout l’écarlate du sang qui macule chaque page de l’Illiade. Sang du peuple troyen vaincu, sang des troupes grecques victorieuses mais décimées… sang qui teinte d’écarlate la poussière sous les remparts fumants d’Illion, nom antique donné à Troie.

Ce n’est pas seulement la couleur du sable qui évoque ce sanglant parallèle – car le cercle rouge est également un bassin, de très faible profondeur, recouvert d’eau. Le sable écarlate devient ainsi liquide et les protagonistes s’y affrontent, s’y aiment et s’y déchirent dans des éclaboussures qui les teintent peu à peu de vermillon mortel…

« La douleur qui se tait n’en est que plus funeste » : syndromes post-traumatiques

Le maître des lieux, Pyrrhus lui-même, porte la trace de ce sang qui imprègne les pierres de son palais, malgré la paix revenue. Lors de sa première apparition, celle où il tente de rallier Andromaque à son amour (arguant qu’il a refusé de voir son fils livré aux Grecs), il est vêtu du kaki et des bottes familières aux militaires d’aujourd’hui – mais le vainqueur revenu de campagne n’a rien de sublime : le jeu construit par Alexandre Pallu lui confère d’ailleurs la brutalité rude et désespérée de celui qui n’est pas sorti indemne du conflit. Certes, Pyrrhus a vaincu Troie ; certes, il veut par la force contraindre Andromaque, mais il apparaît aussi comme un être que la guerre a brisé – dans ses gestes saccadés, ses postures à la fois dominantes et en retrait, sa voix violente qui se brise comme la pointe d’une lance fichée dans un crâne…

Que signifie vaincre, gagner une guerre ? Que signifie la perdre ? Voilà les questions posées par Stéphane Braunschweig, qui veut dans Andromaque saisir davantage qu’une simple chaîne d’amours contrariées. Ce qui est en jeu, sa mise en scène le révèle et ses propos le confirment au cours du bord de scène, c’est le souvenir laissé par la guerre de Troie – et, plus précisément, les traumatismes qu’elle a engendrés pour les générations survivantes et suivantes, qu’elles soient vainqueures ou vaincues. « Le conflit en Ukraine m’a beaucoup fait réfléchir », explique le metteur en scène lorsqu’on le questionne sur ce point. Quelles traces à long terme une guerre laisse-t-elle chez les gens, les adultes, les enfants ? Alexandre Pallu renchérit : pour préparer le rôle de Pyrrhus, il s’est notamment intéressé aux victimes de syndromes post-traumatiques, après la guerre du Vietnam. Andromaque apparaît donc non seulement comme une tragédie classique, mais aussi comme une catharsis thérapeutique nous amenant à réfléchir sur notre monde contemporain – que l’on songe à l’Ukraine ou à Gaza.

« Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » : force brute de l’alexandrin

On ne peut, bien sûr, évoquer Andromaque sans parler de la langue de Racine – cette langue du XVIIe siècle dont l’alexandrin est sans doute l’expression la plus aboutie. Cette langue, aussi, à laquelle il faut se réaccoutumer lorsqu’on pousse la porte d’un théâtre du XXIe siècle. « Le français du XVIIe siècle », lance Stéphane Braunschweig en riant quand on l’interroge, « c’est comme une langue étrangère. Même quand vous avez l’habitude, il faut un moment pour s’y plonger. »

D’autant plus que, surprenant une conversation entre Oreste et Pylade dans les couloirs du palais de Pyrrhus, le public est plongé in medias res dans une intrigue dont il n’a pas forcément une connaissance fine. « Ce qui compte pour moi », ajoute Stéphane Braunschweig, « ce n’est pas de faire entendre une belle langue. C’est de suivre le trajet du sens entre le jeu des acteurs et celui du texte. On peut dire des choses horribles avec une langue extraordinaire. » C’est le cas dans Andromaque qui, sans fétichiser à outrance la diction du vers (essayez de prononcer des alexandrins comme à l’époque de Racine ou Molière – vous déchanterez vite !), la respecte et l’adapte, en lui conférant une force inouïe… en témoignent, par exemple, les performances saisissantes de Chloé Réjon (Hermione) et Pierric Plathier (Oreste).

« Hermione », commente Chloé Réjon, « est souvent considérée comme la méchante de la pièce. » Et pour cause : c’est elle qui manipule Oreste pour qu’il assassine Pyrrhus… avant de lui reprocher d’avoir attisé la haine des Grecs à l’encontre du roi d’Épire. Bonne ou mauvaise, Hermione ? « C’est surtout une femme qui n’est pas victime d’emblée, mais qui le devient parce qu’elle n’obtient pas Pyrrhus. C’est une femme rendue folle par le rejet et l’humiliation, qui ne peut pas supporter la mort de celui qu’elle a aimé – même si elle l’a voulue. Elle finit par se briser. » On perçoit, dans la puissance de la voix de Chloé Réjon, dans les tremblements de son corps, dans les éclats de rire coupants qui la traversent parfois comme des lames, toute la fêlure folle qui met lentement Hermione en pièce…

De son côté, Oreste devient la victime de cette folie, repoussé par celle qu’il croyait conquérir (sur son ordre) en tuant son rival. Pierric Plathier confère à son désespoir final une profondeur cauchemardesque : le trauma de Troie est remplacé par celui de la mort de Pyrrhus, qui le poursuit comme une aliénation. Malgré l’intensité de son jeu, il ne perd jamais la maîtrise de son texte ; interrogé sur la réplique la plus fameuse de la pièce, il explique comment aborder une telle phrase : « Ce vers fait vraiment partie du patrimoine ! Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? Elle arrive à un moment très intense pour moi, et tout le monde l’attend. » Pour la faire bien sentir, Pierric Plathier aime marquer une petite pause quand elle arrive – juste pour sentir le frémissement d’impatience du public… sans rien perdre de son intensité dramatique.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur Andromaque – l’importance donnée aux seconds rôles (qui n’ont rien de seconds, mais agissent en contrepoints complémentaires des protagonistes, comme des miroirs ou des doubles, ainsi que l’expliquent Clémentine Vignais et Boutaïna El Fekkak) ; le pragmatisme maternel d’Andromaque, qui dans l’interprétation de Bénédicte Cerutti n’a rien d’une veuve vengeresse et apparaît au contraire comme l’une des plus marquées par le trauma…

… tant à dire encore, mais trop peu de temps. À la place, je vous encourage à (re)découvrir Andromaque.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Andromaque, de Jean Racine, du 8 au 14 février 2024 à la Comédie de Genève.

Mise en scène : Stéphane Braunschweig

Avec Jean-Baptiste Anoumon, Bénédicte Cerutti, Boutaïna El Fekkak, Alexandre Pallu, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal et Clémentine Vignais

https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/andromaque-stephane-braunschweig

Photos : © Simon Gosselin

[1] Voir https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/andromaque-stephane-braunschweig.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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