Les réverbères : arts vivants

L’inceste mis à nu

L’écrivaine québécoise Marie-Pier Lafontaine arme sa parole pour dénoncer les sévices paternels subis à l’enfance. Si les humiliations et les agressions éprouvées par elle et sa petite sœur sont dures, le jeu inspiré de la comédienne Shannon Granger, à la fois une et plusieurs, leur apporte une théâtralité incantatoire. À corps, à cœur et à cru.

Chienne, l’autofiction de Marie-Pier Lafontaine est d’une intense brutalité : la narratrice et sa petite sœur sont les jouets d’un pervers narcissique de la pire espèce. Ce père les soumet aux humiliations et sévices. Ce père parvient à maintenir une emprise littéralement terrorisante sur la mère qui laissera faire. Au foyer, la culture du viol est quotidienne, comme une ombre menaçante affichée par un paternel se livrant à des agressions incestuelles systématiques et systémiques. En témoigne, ce moment où la petite sœur rêvant d’un chiot, le père la jette dans un enclos face à un chien enragé. Au moment où la bête va déchirer le visage de la petite, il la retire du piège pour lui demander si elle veut toujours d’un chien. Parfois tel un vieux microsillon rayé forant l’horreur et rappelant de loin en loin certains écrits rageurs de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard, Marie-Pier Lafontaine a choisi de narrer ce cap au pire, malgré la peur « inculquée avant même le mot pour la nommer ».

Rage de nommer

Un papa ogre, un être dépeint comme monstrueux par une auteure de 35 ans. Ce bourreau vient d’être réellement condamné à de la prison ferme, alors que Marie-Pier Lafontaine et sa petite sœur sont parvenues à briser l’omerta familiale et sociale, se mettant à dos tout un milieu toxique et dysfonctionnel. Surclassant en cruauté glacée, méthodique et mortifère et en onanisme compulsionnel du bourreau, les récits de Christine Angot (L’Inceste, Une semaine de vacances, Un amour impossible) et Neige Sinno (Triste Tigre), ce conte ordalique aux allures de livre noir compilant exactions, sévices et tortures imposés à des enfants n’aurait pu être qu’une insondable litanie sortie d’un rapport d’Amnesty International. Ce serait sans compter avec l’écriture du couteau et de la plaie de la Québécoise aujourd’hui professeure en études littéraires et boxeuse impénitente.

Réifiée au statut de chienne, de pute, contrainte à manger ses excréments, battue au bâton, sodomisée par spatule interposée, mise en laisse par un pater familias se masturbant frénétiquement exsudant son sperme partout. Dressée, dictée, humiliée, elle lâchera finalement un seul non en intimant au père de ramasser la vaisselle répandue à terre, ce qui provoquera sa fuite mutique en voiture.

Salo et au-delà

Pour un peu, l’on se croirait – avec ce que l’écrivaine qualifie d’autofiction – dans Salo ou les 120 journées de Sodome, le film de Pasolini. Il évoque en 1943 une République fasciste et quatre de ses notables séquestrant neuf filles et autant de garçons. Pour les vouer à des cercles ritualisés et narrés de tortures inspirés de La Divine Comédie de Dante

Le père frappe, violente, menace et humilie ses deux petites filles. Son passe-temps favori ? Jouer avec elles à la chienne, les déshabiller et fétichiser, les fouetter avec une laisse, les contraindre à renifler leurs fondements, manger sous la table jusqu’à leurs excréments. Il les viole aussi en se masturbant sans cesse devant leurs yeux innocents – elles ont 8 ans – ou en leur montrant du porno trash, des femmes sodomisées au bâton qui finissent en sang. « Sa colère est encore une puissance : la capacité d’être meurtri par les formes de l’expérience, et d’obliger par conséquent ces formes à comparaître », écrit l’essayiste française Marielle Macé (Styles). On ne saurait mieux subsumer la démarche de Marie-Pier Lafontaine.

Architecturer la parole

Au plateau du Théâtre Saint Gervais, dans l’adaptation mise en scène par Fabrice Gorgerat, la parole coupante et au scalpel, drue et assassine (« Je voudrais que ce texte décime ma famille entière », entend-on de la narratrice), est portée par la jeune comédienne valaisanne Shannon Granger. Immobile sur un axe, mais ouvrant et imageant les protagonistes et situations à travers ses mouvements de bras et de mains, et ne se refusant pas le grotesque de la conteuse dans la tradition de Franca Rame et Dario Fo, elle est mise en lumières part une partition sobre, épurée et a-symbolique due, selon la volonté de l’actrice, à Justine Bouillet, déjà créatrice lumière du blockbuster théâtral Adieu à la ferme de Coline Bardin.

Deux rets luminescents voire une unique diagonale géométrisent, tamisent autant qu’aiguisent la parole en insurrection dite par Shannon Granger. À la création sonore, Simone Aubert joue souvent au spectre de l’audible entre rumeurs atmosphériques, voix lointaines enregistrées et triturées, avant d’échouer à un mur de son. Ou l’empilement cataclysmique de neuf guitares. À l’oreille un magma sonore en forme de déflagration sonore digne du pionnier électronique Mika Vainio lors de son ultime concert à la Cave 12. Cet épisode sonore ouvrira à la résistance de l’enfant abusé face au père.

Après spectacle, sur un pas de porte glacé du Théâtre, l’actrice – vibrante, souriante et passionnée à la ville – s’excuse presque pour son tatouage affichant deux cœurs transpercés par une flèche et réalisé un soir d’ivresse. Or, pendant les deux tours d’horloge de Chienne, l’œil ne pourrait imprimer que ce motif inscrit à la main formidablement expressive de l’artiste. Il s’imprime comme au fer rouge lorsque le texte de Marie-Pier Lafontaine évoque son désir d’amant voulant conjuguer ses orgasmes vécus au-dessus d’eux avec leur meurtre, puis par ricochets celui du père. La mise en jeu de l’actrice joue habilement de suspend, suspense, cliffhanger et silences. Le tout favorisant un effet Terminator cher à nombre de thrillers et séries fantastiques sur Netflix et HBO. On croit le récit des horreurs enfin scellé, mais il renait sans cesse de ses cendres temporelles et tombeaux mutiques. Pourquoi mettre au monde des enfants, être censé les aimer tout en les incestant, terrorisant et torturant comme le pater familias aux neuf enfants de Chienne ?

Inceste partout

C’est cette énigme à laquelle se confrontent des millions de personnes incestées, en France notamment, comme le souligne le 17 novembre dernier le Rapport de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles (Civiise). Sa mission est on ne peut plus claire : recueillir les témoignages des victimes, puis émettre des recommandations de politiques publiques. Selon le rapport, 160’000 enfants seraient victimes de violences sexuelles par année, 5,4 millions de femmes et d’hommes adultes les auraient subies dans leur enfance. Or l’ « impunité des agresseurs et l’absence de soutien social » donné aux victimes coûteraient 9,7 milliards d’euros annuellement en dépenses publiques. « Seuls 3 % des viols et des agressions sexuelles commis chaque année sur des enfants font l’objet d’une condamnation des agresseurs », rapporte Le Monde.

« Tout ce qui est porté sur scène est éminemment politique », reconnait Shannon Granger. Moins d’un mois après la publication de ce rapport explosif, son Président est écarté par le gouvernement Macron entraînant la démission de douze membres de la Civiise. L’une des remplaçantes à la vice-présidence de cette Commission, qui n’a plus rien d’indépendante, a dû immédiatement se mettre en retrait car mise en cause pour des agressions sexuelles selon Mediapart.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Chienne, de Marie-Pier Lafontaine, du 9 au 11 février 2024 au Théâtre Saint-Gervais.

Mise en scène : Fabrice Gorgerat

Avec Shannon Granger

https://saintgervais.ch/spectacle/chienne

Photos : © Julie Masson

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *