Les réverbères : arts vivants

Adieu à l’enfance

Jusqu’au 4 août, dans le cadre de la douzaine de la ruralité, le Théâtre de l’Orangerie programme un seule en scène original récemment qui a fait les beaux jours de la sélection suisse du festival Off d’Avignon 2022 : La Mâtrue – Adieu à la ferme de et avec Coline Bardin qui déploie une palette de jeu très expressive.

Quelle belle idée que de rendre hommage à son histoire familiale paysanne. Coline Bardin est la mâtrue, la benjamine d’un couple d’éleveurs. À la ferme comme à la scène. Elle pensait que sa maison et ses parents étaient éternels. Lorsqu’elle apprend par sa mère que le domaine sera vendu, c’est le choc. Elle décide alors d’en faire un spectacle pour dire son attachement à ce monde en voie de disparition. Avec amour, humour et lucidité. Elle nous convie ainsi à une plongée truculente dans le milieu dont elle est issue à travers une galerie de personnages hauts en couleurs qui disent la noblesse du métier et ne taisent rien de sa rudesse. Et elle les incarne avec une imagination débordante, une belle présence et beaucoup de générosité.

Une autre bonne idée est la scène d’exposition : le plateau est plongé dans le noir, une bande-son évoque les bruits nocturnes de la campagne et la comédienne arrive en éclairant les lieux de son unique lampe frontale. Elle cherche une vache égarée… Souvenirs d’enfance de ces nuits où les animaux s’enfuyaient et où son père réveillait la famille pour leur demander de l’aider. Ce dispositif permet d’emblée à l’actrice de déployer tout son talent à travers une oralité rurale chatoyante et une drôlerie omniprésente.

En salopette verte et bottes de caoutchouc, équipée d’un botte-cul pour la traite et d’une glacière remplie de souvenirs, Coline Bardin ouvre alors la boîte de Pandore de ce temps d’avant, une époque rude certes, mais qui créait du lien. À travers l’histoire de cet univers de jeunesse peuplé de personnages pour le moins originaux, elle montre un décalage irréconciliable entre le monde de la terre qui l’a vue grandir et la bizarre marche de nos sociétés citadines. Cela lui permet d’évoquer des thèmes aussi variés que les repas de fête, la solitude, l’attachement à la nature, l’alcoolisme, le rapport aux animaux, la recherche de l’être aimé… jusqu’aux théories du complot et l’ufologie. C’est foisonnant, dynamique, souvent drôle et touchant. Le petit bémol réside dans l’adage « qui trop embrasse mal étreint », nous faisant parfois perdre le fil rouge du propos à l’image d’une fin où se mêlent des ovnis et Johnny Hallyday…

Mais revenons au cœur du propos : Il y a d’abord sa mère, la première femme du village à avoir conduit un tracteur. On l’imagine volontiers comme l’âme de la ferme, sa porte ouverte aux grandes fêtes familiales, véritable radio-mémoire de la région qui lui fait dire plusieurs fois à sa fille, incrédule face au flot maternel des ouï-dire : « Mais enfin, mais t’habites où, toi ?» Délicieux et poignant.

Il y a ensuite Marcus, figure emblématique du vieux garçon du village, pas simplet mais presque, qui avec son accent chatoyant, a son idée sur les cratères dans la montagne et les autres cercles dans les champs. Les martiens sont parmi nous, sûr. Est-ce l’effet de la picole ou l’isolement rural qui lui a permis de se construire une logique de sens bien à lui ? Ou les deux ? On lui souhaite en tout cas un peu de bonheur avec cette dame de l’est rencontrée sur Internet et qui lui promet monts et merveilles en jouant jusqu’à épuisement les synonymes pour parler de sa merguez multi-dimensionnelle. Loufoque et assumé.

Dans ce paysage grinçant et sensible existent aussi la cousine déglingo mais surtout le père, un peu bourru comme il se doit, gardien des valeurs de cette vie de labeur et des animaux qu’il respecte et chérit. Cet homme qui n’a jamais pris de vacances, on le sent un peu philosophe et franchement désillusionné face à la marche du monde. Il se questionne sur le devenir de la ruralité, il est inquiet. Et on le comprend.

Sans mélancolie mais avec une jolie nostalgie, sans moquerie mais avec un brin d’irrévérence et beaucoup de créativité scénique, Coline Bardin fait ainsi le récit de cette enfance insouciante au milieu de la nature. Derrière les clichés, elle convoque l’humanité de ces êtres ordinaires et extras, plus complexes qu’on peut le penser, et qui ont peuplé sa jeunesse. Elle utilise à bon escient le procédé de l’autofiction qui lui permet de se sentir libre pour rendre hommage à ses aïeul·e·s et sublimer cet héritage immatériel.

L’ensemble est sans conteste très original. Le jeu sonne juste comme une cloche d’alpage. On sent le vécu émotionnel devenir une énergie qui transcende l’incarnation des personnages. C’est beau. Quels parents ne rêveraient pas de voir que leurs enfants ont si bien compris ce qui donnait sens au goût âpre de leur travail ? Le texte mériterait quant à lui de gagner encore en simplicité pour ne pas dépister les spectateur·ice·s de l’essentiel : donner une voix à celles et ceux dont on ne parle pas assez. Mais bon, « On va pas en faire tout un fromage non plus… »

On ressort de ce spectacle en ayant envie de partager des morceaux de tomme paysanne comme des sucreries. De partir sur les sentiers de campagne à la recherche d’un petit bout de terre où il fera bon se coucher dans les champs. Et ainsi de se reconnecter aux vraies couleurs de la vie, celle d’un monde en péril que le grand cœur de Coline Bardin sauve, une belle heure durant, de l’oubli.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

La Mâtrue – Adieu à la ferme, de Coline Bardin, par la compagnie La Mâtrue, au Théâtre de l’Orangerie, du 27 juillet au 4 août 2023

Avec : Coline Bardin

https://www.theatreorangerie.ch/events/la_matrue_adieu_a_la_ferme

Photos : © Nicolas Brodard

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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