Les réverbères : arts vivants

Fraternité et violence amoureuse à l’Alchimic

Le nouveau spectacle proposé par l’Alchimic laisse perplexe. À l’issue de la représentation de Deux frères, difficile de dégager une émotion avant d’avoir digéré ce qu’on vient de voir, tant ce spectacle est déroutant. Un petit bijou à voir jusqu’au 24 mars.

En entrant dans la salle de l’Alchimic, on aperçoit une disposition inhabituelle. Les gradins sont installés de manière quadri-frontale. Au centre de l’espace, sur un plateau tournant, se trouve l’intérieur d’une cuisine : on y voit l’évier, le plan de travail, une table, ainsi que des couteaux accrochés, qui attirent immédiatement le regard. Le sol est jonché de vêtements. Alors qu’on s’assied, la première chose qu’on entend est un couple en train de faire l’amour. En réalité, il ne s’agit pas tout à faire d’un couple, dans la mesure où, Érica (Victoria Duquesne) annonce à Lev (Eliot Sidler) qu’elle ne veut plus coucher avec lui, car elle n’est pas amoureuse : une décision qui marque le début des tensions entre les deux. En parallèle, Boris (Thomas Diebold), le grand frère de Lev qui vit également dans cette colocation à trois, commence à en avoir assez d’Érica et de son manque de participation aux tâches ménagères. Et alors qu’il veut imposer quelques règles, les tensions s’exacerbent, et la relation fusionnelle des deux frères est remise en question par la jeune femme au comportement ambigu. Tous ces ingrédients réunis ne peuvent mener qu’à un drame…

Un dispositif original au service du propos

Le choix du quadri-frontal s’avère original. On ne le voit que très peu au théâtre. Le fait de trouver le public tout autour de l’espace de jeu suggère une posture qu’on peut qualifier de voyeuriste. On a ainsi le sentiment d’entrer dans l’intimité de la vie de ces trois êtres. Les quatre murs sont ici symbolisés par les gradins et les spectateur·ice·s, renforçant cette impression de huis clos fermé au monde extérieur. C’est comme si ces trois protagonistes n’avaient pas véritablement d’échappatoire : même quand iels sortent de scène, ou s’en vont pour plusieurs mois – le spectacle propose une avancée rapide dans le temps durant quelques scènes –, ciels semblent n’être jamais vraiment loin, comme si quelque chose les poussait toujours à revenir dans cet espace fermé.

Le plateau tournant renforce également cette impression : on voit ainsi des personnages tourner en rond, dans une forme de cycle sans fin duquel iels n’arrivent pas à sortir malgré leurs tentatives. Les deux frères semblent ainsi vouloir vivre une vie d’adulte, tout en gardant leur âme d’enfant, avec les réactions qui vont avec. Ils écrivent régulièrement à leur mère, en enjolivant la vérité, peut-être pour ne pas affronter celle-ci, et continuent de se bagarrer et de se menacer comme le font de jeunes garçons… Au milieu d’eux, Érica tente tant bien que mal de s’immiscer. Rompant parfois l’équilibre, elle provoque et titille les sentiments des deux jeunes hommes. Son rôle s’avère particulièrement ambigu, dans la mesure où elle exprime à la fois un potentiel libérateur qui pourrait permettre à Lev et Boris d’évoluer, tout en étant une menace pour leur équilibre, en risquant de les séparer. Pour elle, difficile donc de trouver sa place, surtout quand les réactions des deux frères sont totalement imprévisibles…

Des caractères forts

Les deux frères ont beau être fusionnels, ils présentent des personnalités très différentes. Lev, le cadet, est fort, attirant et semble être un leader. Mais, alors qu’il doit partir pour l’armée, avec l’occasion de faire un grand pas en avant dans sa vie, il se montre aussi impulsif, colérique et parfois abusément protecteur envers son frère. Bien qu’il se contienne, on sent qu’il peut exploser à tout moment. Boris, l’aîné, présente un air un peu pataud et on comprend vite qu’il doit avoir un léger retard de développement. Il demeure cependant très honnête – sauf dans les mensonges qu’il raconte à sa mère dans ses lettres, mais ceux-ci ne font de mal à personne – et veut rendre fière sa mère. Avec un côté un peu maniaque, il veut que les règles soient claires et respectées. L’entrée dans la condition d’adulte s’avère compliquée pour lui, surtout face à un électron libre comme Érica. Celle-ci est imprévisible et représente, on l’a dit, une possibilité pour ces deux frères de sortir du carcan dans lequel ils sont enfermés. Pour autant, elle trouve également toutes les failles possibles et n’hésite pas à s’y immiscer, titillant l’ego de Lev et la naïveté de Boris. De fait, elle paraît exclue de cette fraternité poussée à l’extrême, mais tente tout de même de se faire sa place, au risque que tout explose…

De la comédie à la tragédie

Deux frères est présenté comme une tragi-comédie. Le premier tiers du spectacle présente bien cette dimension, avec de nombreux rires qui fusent et des scènes plutôt cocasses, comme ce moment où Érica fait tout le bruit possible pour ne pas entendre les règles énoncées par Boris, ou que ce dernier casse une assiette, sans vraiment savoir pourquoi, et s’empresse de passer le balai pour tout ramasser. Pourtant, on perçoit rapidement cette tension qui fait que tout va virer au tragique. Et alors la comédie n’existe plus. Beaucoup de choses se déroulent dans les non-dits, qu’il s’agisse de tout ce qu’on ne voit pas sur scène, ou du monde intérieur des personnages. Rien, ou presque, ne nous est dévoilé de leurs pensées véritables. Alors, quand on voit Lev exploser et menacer Érica, on se dit que quelque chose de bien plus profond que ce à quoi on a assisté doit se passer. Pour illustrer ceci, la mise en scène de Camille Bouzaglo joue sur un jeu de lumières, alternant le chaud et le froid, selon la gravité de la situation. On louera également la dimension de corporéité, surtout portée par Eliot Sidler, interprétant un Lev que l’on voit lutter contre lui-même alors que son cœur se brise. Finalement, on est marqué par la violence du propos et celle dans laquelle se termine le spectacle. Et même si l’on sentait venir le drame, on peine toutefois à en expliquer les raisons profondes. La nature humaine est parfois surprenante, déroutante, et se plonge dans de telles extrémités qu’il n’y a plus rien de rationnel. D’où cet aspect terrifiant, qui nous laisse perplexe à la fin de la représentation.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Deux frères, de Fausto Paravidino, du 7 au 24 mars 2024 au Théâtre Alchimic.

Mise en scène : Camille Bouzaglo

Avec Thomas Diebold, Victoria Duquesne et Eliot Sidler

https://alchimic.ch/deux-freres/

Photos : © Carole Parodi

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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