Les réverbères : arts vivants

Gens de scène, gens de coulisses

Ou la magnifique évidence du travail d’une troupe – Un fil à la patte de Georges Feydeau par L’Autrecie, un spectacle à voir au Théâtre du Loup jusqu’au 13 mars 2020

Un fil à la patte est une pièce de boulevard des plus représentatives du genre avec canapé, portes qui claquent et salon parisien. Tel qu’évoqué la chose se présente comme une recette, un peu comme un grand classique en pâtisserie dans une vitrine. Puis arrivent ceux qui se l’approprient et se débarrassent du poids des habitudes sans relief, sans surprise et qui vont à l’essentiel : le public est venu voir des comédiens et écouter un texte.

Créée il y a dix ans, l’Autrecie est une nouvelle fois réunie autour du metteur en scène Julien George et l’on sent immédiatement la joyeuse puissance de celle-ci autour des aventures de Fernand de Bois d’Enghien, l’amant et de Lucette Gautier, chanteuse de Café-Concert. Ajoutez à cela le Général Irrigua, l’amoureux de Lucette, qui vient fiche le bazar dans les plans de Fernand en projetant de « touer » Bouzin, son prétendu infortuné adversaire. Tandis que Viviane, une débutante à l’âme plus gourgandine que bourgeoise donne des migraines à sa mère, la Baronne Duverger perdue dans les affres de son projet d’hymen. Les fils sont tendus et les sacs de sable entièrement plein pour agiter les personnages et faire coincer tous les rouages.

Faisant fi du marché aux puces des éléments de décors ne reste sur scène que l’essentiel ; les portes bien sûr, le canapé, trois chaises et surtout un vaste espace de jeu. La pièce respire, le texte s’aère, les comédiens et comédiennes jouent avec le plaisir pour seul guide. Et de ce plaisir que l’on est venu partager, il y en a foison.

Les costumes sont somptueux et l’on saisit rapidement qu’une troupe, c’est aussi tous les gens de coulisses. Harmonie des tons de couleurs, imagination foisonnante, caractérisation parfois bouffonne et sens du détail habillent les personnages. Ce présentent ainsi une futur mariée en pièce montée comme son gâteau de cérémonie, un général vieux coq aussi emplumé que le haut gradé de la basse-cour – et pour tous, de l’escarpin à la godasse, du plein cuir au croco, de la soie au velours, du fixe-chaussette au noeud papillon, se présente le parfait sens du détail vestimentaire. Tailleur pour dame et pour homme, Guy Savoy et les petites mains méritent un coup de chapeau.

On attendait Bouzin… il y eut aussi tous les autres. Laurent Deshusse incarne Bois d’Enghien d’une agilité parfaitement complice avec Carine Barbey qui glisse sur scène avec la souplesse d’un chat. Thierry Jorand emperruqué comme le frère de Merteuil et Frédéric Landenberg emplumé à souhait composent de parfaits empêcheurs de tourner en rond et Léonie Keller présente une Viviane savoureuse. Quant à Bouzin (David Casada) le comédien porte son personnage comme un carillon. Certes il fait sonner les cloches de la Silent Comedy mais avec son propre instrument. Ici, chacun des personnages est porté par des comédiens et comédiennes qui ont tous trouvé leur place dans leurs rôles. Ce spectacle est plein d’une énergie qui relève la magnifique unité entre les gens de scène et les gens de coulisses.

Cette énergie est parfaitement mise en scène et se présente dans une ambiance qui ressemblerait à un dernier album d’Hergé. Les scènes sont présentées tels des strips, ces dessins qui n’ont que trois cases pour présenter une situation. C’est rapide, vif, imaginatif, plein de détails. Le metteur en scène Julien George désirait insuffler du Tex Avery dans sa direction d’acteurs ; pas de bride, pas de limite, de la liberté, de l’exagération, de la drôlerie ; les comédiens et comédiennes ont respiré cette idée à plein poumons.

Un paravent, un fauteuil, un tapis rond : il n’en faut guère plus pour installer toute la joie du théâtre de Boulevard. Cette appropriation de ce classique est une gourmandise théâtrale entourée d’un décor aux lignes d’époque avec une si grande fantaisie dans sa construction, une création de Khaled Khouri  qu’elle gagne plus à être découverte qu’à être décrite. Et pour aller plus loin dans le sens du burlesque animé, Julien George a invité la bande sonore en guest star. Ici aussi, l’inattendu s’ajuste à la troupe.

C’est joyeux, c’est enlevé, c’est simple et brillant. C’est du Feydeau et des talents.

Jacques Sallin

Infos pratiques : Un fil à la patte –  par L’Autrecie au théâtre du Loup jusqu’au 13 mars 2022

Mise en scène : Julien George

Avec : Laurent Deshusses, Carine Barbey, Pascale Vachoux, Léonie Keller, David Casada, Frédéric Landenberg, Thierry Jorand, Julien Tsongas, Mariama Sylla, Nelson Duborgel, Gaëlle Imboden, Janju Bonzon, Khaled Khouri

Photos : © Carole Parodi

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *