Grandeur et décadence d’une BMW (mais pas que)
Dans le jardin du Théâtricul, on refait le monde autour d’un verre – d’une pièce. C’est soir de première, il fait doux comme seul sait l’être le mois de septembre. La scène résonne encore des derniers mots de Michel Rossy, des dernières notes de Joëlle Mauris. Ainsi s’achève Le Dernier chevalier, texte sismique et étonnant signé par Attilio Sandro Palese.
Le monde peut-il tressauter sur son axe, se retourner comme un gant… simplement à cause de quelques mots mal placés ? Sans doute – c’est du moins ce que suggère l’étrange scénario du Dernier chevalier. Tout commence… par la remarque d’un garagiste. Une remarque à priori anodine, à propos d’une BMW qui (toute luxueuse qu’elle soit) n’est pas du dernier modèle et consomme trop. Le problème (car problème il y a, sinon pas d’intrigue !), c’est que cette remarque ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd – mais dans celle du propriétaire de ladite BMW, un neurochirurgien de soixante ans (Michel Rossy), jusque-là bien dans ses mocassins de cuir et sûr de sa réussite (qu’elle soit sociale, financière ou sexuelle). Le parfait exemple, en somme, d’une virilité triomphante qui n’aime pas qu’on la remette en question.
Enfin ça, c’était avant l’épisode du garagiste.
Crise existentielle au milieu d’une forêt
En termes de répercussions, ce que la remarque du garagiste entraîne chez notre neurochirurgien tient de la tectonique des plaques – version accélérée. C’est à un véritable séisme intérieur que le protagoniste, jusque-là si sûr de lui, doit désormais faire face. Le voici donc en lisière d’une forêt jaunie au bord de laquelle il a parqué sa voiture. Dehors, l’air est caniculaire, comme un avant-goût de fin du monde (réelle ou intérieure ?). Il sort de la BMW… s’enfonce dans les bois. Dès lors, le doute est permis : est-il réellement entre les troncs qu’il pénètre… ou à l’intérieur de lui-même, dans une douloureuse descente existentielle qui fera se croiser son passé (l’enfance, la mère trop aimée, le père-rival vieillissant), son présent (ses conquêtes, ses collègues et cette femme merveilleuse qui ne veut pas de lui) et un avenir qu’il n’envisage qu’avec peine ? Impossible de le savoir.
Dans ce récit aux allures de monologue, Michel Rossy prête ses traits et sa voix à notre chevalier-neurochirurgien. Son corps vibre face à la densité du texte, son front coule de sueur – celle provoquée par les spots qui éclairent la scène… ou par la canicule qui brûle la forêt de l’histoire ? Tantôt il incarne un narrateur extérieur, à l’humour caustique et désabusé, qui n’hésite pas à se moquer de son personnage en singeant un metteur en scène. Tantôt, il devient le neurochirurgien lui-même ; il endosse sa voix à la première personne, tremble avec lui – souffre avec lui. Tantôt encore, il s’adresse au public avec des effets d’annonces, suggérant un drame à venir (ne comptez pas sur moi pour vendre la mèche !)… mais sans tout révéler, détruisant avec délice un quatrième mur déjà bien bancal. Ce va-et-vient incessant de la voix narrative, qui se déplace d’un à l’autre, se double d’un brouillage temporel savoureux : bien souvent, le texte nous annonce la conséquence avant les causes, saute du coq à l’âne et des questions aux réponses… sans presque nous laisser le temps de tout assimiler. Qu’importe, c’est ce qui fait sa saveur : cette impossibilité de tout saisir dans l’immédiat, de se trouver (presque absurdement) embarqué·e dans une histoire qui nous mène en bateau et par le bout du nez.
Craquage scénique
Le Dernier chevalier est un texte, une histoire, une mise en scène qui craque de partout. Qui déborde les cadres – celui de l’existence bien rangée de son héros, celui de la frontière entre personnalité saine et folle, celui de la vie et de la mort, de la scène et du public… celui, aussi, du texte et de la musique.
Car l’affaire ne saurait être complète sans évoquer la complice de Michel Rossy, la violoncelliste Joëlle Mauris. Juchée sur une estrade, un peu en retrait dans sa longue robe noire, elle apparaît comme notre propre reflet – celui du public qui assiste, avec impuissance et empathie, au craquage du neurochirurgien à la BMW. L’émotion qui passe sur ses traits, l’éclat dans ses yeux, la torsion de sa bouche font écho aux séismes intérieurs qui agitent le protagoniste. On la sent là, proche, avec lui… et pourtant, incapable de l’aider. En tant que musicienne, son rôle n’est pas consolatoire – mais bien mimétique : avec son instrument, elle insuffle une corporalité déchirante au texte d’Attillio Sandro Palese. Pulsation d’un cœur qui bat, crissement d’une respiration qui se déchire, sifflement du sang dans les artères… les leitmotivs entêtants dont elle parcourt la musique répondent à la tragédie qui se construit peu à peu sur scène. Aucun doute, l’intrication entre texte et musique est redoutablement bien pensée. Enlever l’un à l’autre provoquerait l’effondrement de l’édifice.
Effondrement – c’est sur ce mot qu’il faut achever, puisque c’est bien d’un effondrement qu’il s’agit dans Le Dernier chevalier. Alors, si vous voulez assister à une remise en question complète, foncez sans tarder au Théâtricul.
Mais faites attention si vous conduisez une BMW, quand même.
Magali Bossi
Infos pratiques :
Le Dernier chevalier, de Attilio Sandro Palese, par la Cie l’état de poésie, du 1er au 10 septembre 2023 au Théâtricul.
Mise en scène : Michel Rossy
Avec Michel Rossy (jeu) et Joëlle Mauris (musique)
https://theatricul.net/13715-2/
Photos : © Cie l’état de poésie