Les réverbères : arts vivants

Grütli : les flamboyances d’Orlando

Ça y est ! Orlando a pris ses quartiers dans la Scène du Haut du Grütli, jusqu’au 17 octobre. Incarné par une Léa Pohlhammer aussi déjantée que poétique, le personnage du roman culte de Virginia Woolf transcende les époques, les destins – et les genres. Flamboyant.  

Je vous en parlais à la fin du mois de septembre, pour un reportage immersif en pleine répétition. L’équipe réunie autour de Léa Pohlhammer a désormais fignolé les derniers détails, de la scénographie aux costumes, de la lumière à la création musicale… sans oublier les chorégraphies, bruitages et autres projections. Depuis le 1er octobre, Orlando est désormais fin prêt-e.  

Orlando, Orlando… qui es-tu, Orlando ? 

« Ses pères […] étaient venus des brumes du Nord, portant des couronnes sur la tête. […] [Il] avait des yeux pareils à des violettes trempées, si grands que l’eau semblait les avoir agrandis, les avois emplis à ras bord[.] » (p. 331) 

Jeune noble né en Angleterre au milieu du XVIe siècle, Orlando a tout pour réussir : beauté, jeunesse, richesse – et un goût immodéré pour la poésie, qu’il pratique à l’ombre d’un grand chêne. Remarqué par une Reine vieillissante, il devient son favori, connaît des amours sans lendemain… jusqu’à ce que le Grand Gel s’abatte sur l’Angleterre en 1608. À Londres, il vit les fastes de la cour du roi Jacques, qui transforme la Tamise gelée en jardin des plaisirs. C’est là qu’il rencontre Sasha, princesse russe accompagnant une délégation moscovite. Coup de foudre réciproque, projet d’évasion – abandon de la belle. Confronté à ce premier chagrin d’amour, le corps d’Orlando se rebelle : il tombe dans un sommeil qui dure sept jours. Au réveil, rien n’a changé. Rien, si ce n’est que désormais, les années passent sur lui sans avoir de prise. De décennies en décennies, Orlando se rêve écrivain, devient diplomate à Constantinople, puis duc. C’est là, à la faveur du soulèvement des Turcs contre le sultan, qu’il s’endort à nouveau pendant sept jours.  

En ouvrant les yeux, Orlando est une femme. 

D’un genre à l’autre 

La particularité d’Orlando – que l’on parle de celui de Virginia Woolf ou de l’adaptation de Léa Pohlhammer – est donc de jouer avec les genres.  

« Genre » tel que l’entendent les sciences sociales, puisque la romancière (à la faveur du changement de sexe inexpliqué de son personnage) explore la question des identités, rapports sociaux et représentations liés d’abord au masculin, puis au féminin. Du XVIIe au XXIe siècle, Orlando, homme devenu femme, apprivoise sa nouvelle vie – avec ses écueils et ses privilèges, qui varient au fil du temps. Woolf pose sur cette exploration un regard singulier : le roman est présenté comme une biographie imaginaire, que l’autrice dédie à son amante, la poétesse Vita Sackville-West. Vita, à bien des égards (physique, histoire familiale, caractère, etc.) a d’ailleurs servi de modèle à Orlando.  

Ce mélange entre roman et biographie convoque ainsi une nouvelle conception du mot « genre » – littéraire, cette-fois. Cette notion de genre littéraire se trouve également au cœur du travail que Léa Pohlhammer propose dans Orlando. Le tour de force, en effet, réside dans l’adaptation d’un roman de plus de 300 pages, porté par une voix narrative forte (mais surplombante)… en un monologue d’environ une heure et demie. Comment procéder ? 

Des rôles et des vies 

Pour adapter Orlando à la scène, Léa Pohlhammer a travaillé avec Florence Minder. Choix le plus évident : la réduction du texte, afin de n’en garder que la substantifique moelle – le squelette dramatique. Exit, donc, les digressions de la romancière-biographe (historiques, métadiscursives, philosophiques, etc.). Exit aussi la narration en surplomb. Orlando endosse désormais sa propre voix – dit « je » quand il (ou elle) le souhaite. Le glissement du genre du roman à celui du monologue permet ainsi une incarnation plus vivante du texte, avec laquelle Léa Pohlhammer s’amuse.  

Orlando s’ébahit devant la nature, expose crânement ses conquêtes (avec un petit sourire insupportable !), pleure comme une vache quand on le largue (c’est tellement gros qu’on hésite à le consoler ou le secouer), expérimente à tout va (surtout dans les premières semaines de sa condition de femme), danse, chante, rit, couche, rêve, aime – écrit. Ce n’est plus Woolf, la biographe, qui nous raconte une histoire ; c’est la personne concernée elle-même : Orlando Voilà qui ouvre des pistes de réflexion intéressantes, si l’on songe que le-a protagoniste éponyme expérimente un parcours transgenre. Donner la parole aux concerné-e-x-s, voilà qui n’a jamais semblé aussi actuel… et ça tombe bien ! Du 10 au 19 octobre, la Maison des arts du Grütli (associée à divers lieux genevois) accueille en effet la 12e édition d’Everybody’s perfect, festival international de cinéma queer dans lequel (entre autres),  s’inscrit parfaitement la pièce de Léa Pohlhammer. 

Cette transformation narrative, si elle permet de montrer les mille et une facettes d’Orlando, les centaines de vie par lesquels il-elle passe (de fils de noble à autrice célèbre, de chef de guerre à mère, d’ambassadeur à gitane), n’est pas la seule stratégie d’adaptation d’un genre littéraire à l’autre. Bien que seule en scène, Léa Pohlhammer prend garde de donner vie à la kyrielle de personnages qui accompagnent Orlando au cours de sa longue vie. Un accessoire (une coiffe de la gouvernante, par exemple), une démarche (le pas insupportablement long d’un écrivain-célèbre-et-pédant), un ton de voix (les minauderies coquines et faussement naïves de Dame Nature), un costume (l’impressionnante traîne d’un noir-violet de la Reine) suffisent à immerger dans le personnel romanesque de Woolf. Avec, très souvent, de grands éclats de rire – mention spéciale à la gouvernante un brin suisse allemande, Mrs Grimsditch, qui avec un bon sens à la fois terre-à-terre et métaphysique, donne une lecture toute personnelle des chagrins d’amour… 

En marge des mots 

Léa Pohlhammer, dans son adaptation comme dans son jeu, place donc le texte au cœur de son travail. Ce sont les mots de Virginia Woolf qui résonnent – choisis, parfois transposés, incarnés, chorégraphiés, certes… mais les mots de Woolf quand même. Ce sont eux qui portent l’histoire, les mille et une vies d’Orlando. Fait à souligner : scénographie, lumières et habillage musical s’adaptent parfaitement à cette intention. Nul besoin de décor léchés ou d’effets tapageurs. Un simple banc-escalier, un rideau noir qui se lève comme dans les vieux théâtres, des jeux moirés sur une fumée qui rase le sol… nous voici dans la campagne, à la cour de Londres, en face du Bosphore, au large de l’Italie. Et, lorsque la musique s’insère plus hardiment dans le récit (comme dans ce medley mémorable dont je ne vous dirai pas tout !), ou qu’une pluie fine tombe soudain du plafond avec toute la discrétion des bruines anglaises, c’est toujours pour faire écho à l’intériorité d’Orlando – sans jamais la trahir. 

Une image, peut-être, à emporter : celle d’une femme en costume noir, adossée dans la lumière verte, sous un chêne. Rendez-vous aux Scènes du Grütli sans tarder, si vous souhaitez la rencontrer.  

Magali Bossi 

Infos pratiques : 

Orlando, de Virginia Woolf, adapté par Florence Minder et Léa Pohlhammer, du 1er au 17 octobre 2025 aux Scènes du Grütli – Maison des Arts du Grütli. 

Adaptation et dramaturgie : Florence Minder et Léa Pohlhammer

Conception et jeu : Léa Pohlhammer 

Direction d’acteur-ice : Julien Jaillot 

Chorégraphie : Prisca Harsch 

Scénographie : Victor Roy 

Création musicale : Andrès Garcia 

Régie son : Fernando de Miguel 

Création et régie lumière : Cédric Caradec 

Costumes : Aline Courvoisier 

Administration et production : Samuel Golly 

Accompagnement en diffusion : Tamara Bacci/Scènes du Grütli 

http://grutli.ch/spectacle/orlando 

Photos : ©Magali Dougados 

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé. Elle aime le thé et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Présidente de l’association La Pépinière, elle est responsable de son pôle Littérature. Docteure en lettres (UNIGE), elle partage son temps entre un livre, un accordéon - et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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