Les réverbères : arts vivants

Saint-Gervais : qui a peur du monstre ?

Conte… ou scène quotidienne ? Drame familial… ou naissance d’une amitié ? Spectacle bruité… ou pièce illustrée ? La Médaille ou À chacun son monstre propose un peu de tout ça. Dans cette fable aussi intemporelle que contemporaine, la Cie Marielle Pinsard explore les points de vue de chacun-e face à des événements traumatiques ou joyeux. À voir à la Maison Saint-Gervais jusqu’au 12 octobre.

Dans une cuisine, trois mères préparent un repas – découpe de légumes (carottes, poireaux, …), bouillonnements de soupière et pincées de sel. Au bord d’une rivière, un garçon trouve une médaille – et la ramasse. Dans cette même rivière, une fille tente d’échapper au monstre tapi sous l’eau – là, dans les ombres, entre les algues. De fil en aiguille, les deux enfants vont se rencontrer, s’opposer, se battre… jusqu’à nouer une amitié solide, par-delà la vie et la mort. Leurs jeux, comme leurs discussions à bâtons rompus, sautent du coq à l’âne, mais confrontent des réalités proches : celles des peurs enfouies, des violences qui peuvent se cacher dans les replis quotidiens de la vie familiale. Un père colérique, une mère indifférente, des coups… toujours évoqués par touches, sans que la gravité ne l’emporte sur l’enthousiasme propre à l’enfance.

À l’origine, La Médaille est un conte vaudou destiné aux enfants, écrit par Marie-Thérèse Picard, une autrice guyanaise. Cette dimension s’insère progressivement dans les interstices du récit. Pour affronter les monstres qui les hantent (à chacun-e le sien, car les monstres changent de forme !), les deux enfants se lancent sur la trace d’un oiseau merveilleux capable de les aider. Les voici qui s’enfoncent dans des marécages brumeux, à la frontière du monde des ombres.

Modulations

Dans La Médaille ou À chacun son monstre, tout est affaire de modulation – du récit, des rôles ou même des espaces.

Ainsi, pour incarner les deux enfants, on retrouve Prescillia Amany Kouamé et Domenico Doronzo. Leurs voix sont à la fois celles de leurs personnages… mais aussi celle de la narration, qui construit la relation avec le public (dont la participation sera requise, pour faire apparaître l’oiseau magique !). À l’aise tant avec le texte que la danse, iels s’essaient également au théâtre d’ombres (comme on peut le faire sur les murs de nos chambres, le soir) ou à la pantomime masquée. Iels s’amusent aussi avec un grand cercle de plastique blanc, posé à même le plateau. Divisé en plusieurs « parts », ce cercle délimite la piste de jeu… mais peut aussi devenir la rivière, le couvercle d’une casserole, l’entrée vers le domaine de la mort. Lorsque Prescillia Amany Kouamé et Domenico Doronzo le plient, il se fait cabane, grotte, chambre – matrice.

À leurs côtés, les trois mères forment un trio énigmatique dont le caractère est difficile à cerner. Figures protectrices, abusives ou détachées ? Placées de part et d’autre du plateau, elles s’affairent autour d’une grande table de cuisine ou d’un drôle de studio de captation vidéo. Tour à tour bonnes fées ou Moires, elles rappellent les trois sorcières de Macbeth, qui dans leur chaudron font bouillonner les destins. Chacune apporte son propre grain de sel à l’histoire – son propre art de prédilection.

 

À chacun-e son art

Alexandra Marcos est « la mère-chanteuse », celle qui est capable d’entonner une complainte… mais aussi de se montrer froide et autoritaire. La douceur de sa voix, entre mélancolie et rugosité, épouse parfaitement le ton doux-amer du conte. Caroline Ledoux, quant à elle, est « la mère-bruiteuse ». Aidée par ses compagnes, elle prend en charge l’habillage sonore du spectacle : froissements de feuilles ou branches sèches pour évoquer le craquement du feu, paille dans un verre d’eau pour rendre le bouillonnement de la soupe. Ces dispositifs simples convoquent des objets du quotidien, familiers des petit-es et des grand-es : il n’en faut pas plus pour nous immerger encore plus profondément dans l’histoire.

À ces dimensions musicales et sonores s’ajoute l’univers visuel de l’illustratrice Débora Beuret-Strambini. Pour ce spectacle, elle a choisi une esthétique proche des livres jeunesse illustrés ou de la bande-dessinée, qui évoque certains dessins d’enfants. On reconnaît la tête d’un loup, des forêts (ou des marais ?) profonds qui rappellent Blanche-Neige, les contours d’une montagne qui deviennent les dents d’un monstre… À droite du plateau, un mini-studio de captation permet à une caméra de filmer en surplomb un plateau tournant sur lequel l’illustratrice dessine, découpe, superpose. Le tout est projeté sur la grande toile blanche qui surplombe le plateau, comme si on plongeait vraiment dans les illustrations d’un conte. Grâce à ce dispositif, crayonnés, formes découpées, ombres d’objets rajoutés (feuilles, fils, …) se mêlent au récit que raconte, au plateau, les deux acteur/trices.

La Médaille ou À chacun son monstre est une pièce intergénérationnelle, intemporelle et poétique qui, tout en suggestion, construit un univers où chaucun-e peut affronter ses peurs – tout en rêvant.

Magali Bossi

Infos pratiques :

La Médaille ou À chacun son monstre, de Marie-Thérèse Picard du 8 au 12 octobre 2025 à la Maison Saint-Gervais.

Adaptation et mise en scène : Marielle Pinsard

Avec Domenico Doronzo (enfant), Prescillia Amany Kouamé (enfant), Alexandra Marcos (mère-chanteuse), Caroline Ledoux (mère-bruiteuse), Débora Beuret-Strambini (mère-illustratrice)

https://saintgervais.ch/spectacle/la-medaille-ou-a-chacun-son-monstre/

Photos : ©phluux

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé. Elle aime le thé et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Présidente de l’association La Pépinière, elle est responsable de son pôle Littérature. Docteure en lettres (UNIGE), elle partage son temps entre un livre, un accordéon - et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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