Guillaume Rihs fait parler la ville
Saviez-vous que vos conversations pouvaient être épiées ? Dans la rue, au café, dans les salles d’attente, en prenant le bus, à la cafétéria… Dans Ville bavarde (Éditions d’autre part), Guillaume Rihs se fait le collecteur de ces discussions glanées au hasard des rues, entre retranscription et fiction.
« Je ne veux pas que des mots dans ce portrait, je veux des froissements de sacs en papier aussi, des passages de voitures sous la pluie, les sifflements du vent, des crissements de pneumatiques, des pas sur le gravier et le frisson des feuilles, et nos respirations : des êtres humains qui s’affairent sans parler. » (p. 60)
Comment fait-on le portrait d’une ville ? Faut-il parler de son histoire, de son évolution architecturale et urbanistique ? Du tissu socio-économique qui la compose ? Des lieux emblématiques qu’on y trouve ou des personnes illustres qui y vont vécu – et y vivent peut-être encore ? Comment attrape-t-on l’essence d’une ville – ce qui fait qu’elle pulse, qu’elle vibre comme un organisme unique composé de myriades d’organismes plus petits ? À ces questions, Guillaume Rihs donne une réponse fascinante : il fait de la ville un espace traversé de paroles – un espace qui, de fait, ne peut se concevoir qu’à travers le langage et ceux qui l’énoncent. En dehors du langage, point d’existence. Le portrait est donc celui que dessine le « verbiage » des habitants : il faut « écouter les bavards de la ville et rendre compte de ce qu’ils disent » (pp. 19-20, pour les deux citations précédentes).
Les dialogues s’envolent…
Cette entreprise, Guillaume Rhis ne l’a pas mise sur pied seul : il s’inscrit dans le cadre d’une collaboration avec une auteure québécoise, Fanny, à l’occasion d’un festival littéraire. Chacun, dans sa ville respective, devra rassembler des conversations et en tirer œuvre de fiction. Guillaume, habitué des transports publics et autres bibliothèques, saisit avec délectation les petits mots de ceux (jeunes ou vieux) qu’il croise en toutes saisons. Il construit des chapitres aussi rapides que déroutants, où le parler de la rue se mêle aux réflexions métadiscursives de l’écrivain :
« Alors cette année, ils ont dit : pas de sapin ! Qu’est-ce qu’il leur prend ? Pas de sapin ! Ils sont timbrés, ou quoi ? » Ce monsieur qui s’étonne joyeusement de ses enfants me plaît beaucoup : « Mais OK, moi ça m’arrange ! Je fais l’économie des guirlandes ! », je flaire un joli personnage pour mon portrait de la ville. « Par contre, ils veulent une crèche ! » Je note sur mon téléphone : une crèche. « Bordel, une crèche ! Z’ont pété un câble, ou quoi ? » (p. 32)
Se plaçant sous le patronage de la Prix Nobel Svetlana Alexievitch, qu’il cite, Guillaume Rihs propose, à sa façon, une œuvre polyphonique pour dire des instants de discussion qui disparaissent, engloutis par le temps. Il y a quelque chose de vertigineux dans les chapitres où il expose sa démarche, lorsqu’on se rend compte que nos moindres mots, saisis au vol, peuvent à leur tour devenir support à la fiction. Outrepassement de la vie privée ? Non pas – plutôt ressaisie fictionnelle d’instants vécus dans la sphère publique :
« Je m’attelle à transcrire ce que j’ai entendu, et ce ne sont pas uniquement des mots échangés, mais un moment tendre ou comique, de la colère, de la complicité. J’opère ici une retouche, espérant me faire mieux comprendre, et là je triche, mais par souci de vérité. » (p. 79)
Guillaume Rihs n’est pas un voyeur, mais un collecteur du quotidien attentif à son environnement, qui a compris que la fiction se trouvait avant tout dans le réel, dans ce que nous vivons tous jour après jour. Et il serait temps pour nous, à sa suite, d’en prendre conscience.
Magali Bossi
Référence :
Guillaume Rihs, Ville bavarde, Genève, Éditions d’autre part, 2019, 84 p.
Photo : ©Magali Bossi