Hemingway : génie littéraire ou salopard ?
Au Théâtricul, on replonge à la fin des années 40, dans un bar cubain où un certain Ernest Hemingway cherche l’inspiration pour l’œuvre de sa vie. Dans Papá Doble, nous faisons aussi la connaissance de Manolina, Mary et Carlo, pour un cocktail explosif qui promet !
1949, au Floridita, le bar préféré d’Hemingway (Pierre Hauser). À grands renforts de cocktails et autres verres d’alcools, Hemingway cherche un nouveau sujet d’écriture. La serveuse du bar, Manolina (Roseline Bals), lui raconte l’histoire de Gregorio, un vieux pêcheur dont elle s’occupe et qui ne s’est jamais remis de son accident en mer et de la mort de son fils. Quant à Mary (Roseline Bals également), elle tente de remettre son époux dans le droit chemin, l’enjoignant à ne pas faire venir sa jeune maîtresse Adriana, rencontrée à Venise, pour qu’elle devienne sa muse. L’arrivée d’un vieux comte italien, Carlo (Pierre Nicole), grand admirateur de l’auteur américain, risque de complexifier encore un peu les choses, alors qu’Ernest tente de séduire Manolina… C’est dans ce contexte que prend place Papá Doble. L’intrigue imaginée par Stéphane Michaud mêle éléments réels et fiction. La frontière entre les deux est très mince, et l’écriture de celui qui signe également la mise en scène du spectacle n’est pas sans rappeler celle d’Hemingway et son fameux « mentir vrai ». Le tout est accompagné par les compositions au saxophone d’Emmanuel Bouvier, qui donne une couleur à certains passages, tout en permettant de bien jolies transitions entre les scènes au bar et celles se déroulant sur la terrasse du couple Hemingway, disposée en fond de scène. Il oscille ainsi entre teneurs oniriques, chaleur des influences cubaines et notes graves pour appuyer certains passages plus profonds.
« C’est la personne qui m’intéresse, pas le personnage » (Manolina à Ernest)
On a dit et écrit beaucoup de choses sur Hemingway : qu’il était un grand consommateur d’alcool, grand amoureux des femmes, bonimenteur aussi, qu’il avait toujours écrit, tout au long de sa vie, comme reporter ou écrivain… Comme il aimait lui-même à le dire, « Ce qui peut arriver de mieux à un écrivain, c’est de vivre une enfance malheureuse. » On peut dire que la vie ne l’a effectivement pas épargnée, lorsqu’il évoque notamment le suicide de son père, d’une balle de Colt dans la tête. Ainsi, la réalité n’a pas toujours été belle pour lui, et il apprécie se cacher derrière ce personnage. D’où cette phrase que lui réplique Manolina lorsqu’il joue sur sa légende : « C’est la personne qui m’intéresse, pas le personnage ».
Dans Papá Doble, nombre de répliques d’Hemingway sont véritablement tirées de ses écrits et interviews. Pour peu qu’on connaisse un peu le personnage, on le décèle rapidement. C’est ainsi un homme sans filtre – sa grande consommation d’alcool l’y a peut-être aidé – qu’on retrouve sur la scène. Il n’hésite pas à dire ce qu’il pense des gens, surtout de certaines femmes, comme l’épouse de F. Scott Fitzgerald, qu’il n’hésite pas à traiter de tous les noms en apprenant sa mort. On évoquera aussi son attitude plus que déplacée à l’égard de Manolina, ou la manière dont il s’adresse à Mary. C’est un homme grossier et violent qui nous apparaît alors, et qui n’est pas sans rappeler certains êtres à la masculinité plus que toxique qui font l’actualité récente. Alors qu’on croyait que la parole libérée des victimes contribuerait à faire avancer les choses, force est de constater que l’histoire est tristement cyclique et se répète. Si le personnage d’Ernest Hemingway, tel que présenté dans Papá Doble, se résumait à cela, le propos serait banal et même un peu pauvre. Heureusement, dans l’écriture de Stéphane Michaud, on retrouve toute l’ambiguïté qui caractérisait l’écrivain. Véritable baratineur, il n’hésite pas à adapter à la réalité, quitte à se mélanger les pinceaux dans les dates, notamment concernant sa supposée relation avec Mata-Hari. Ce « mentir vrai » qui a fait son succès, et que l’on pourrait grossièrement résumer comme une manière de s’inspirer du réel pour créer des fictions, sans jamais définir où se situe la frontière, est ainsi perçu de différentes manières selon du point de vue duquel on se place. Certain·e·s, se sentant manipulé·e·s, n’hésitent pas à le traiter de menteur, voire d’affabulateur, l’accusant de jouer avec la réalité, même dans la vraie vie, pour mener son petit monde par le bout du nez. Lui s’en défend, en y opposant qu’il faut parfois enjoliver le réel pour mieux le supporter. Tout le spectacle joue ainsi sur cette ambiguïté entre les pôles, et bien malin·e qui pourra trancher dans cette question. Sans doute y a-t-il un peu des deux. Et pour répondre à la question qui constitue le titre de cet article : on peut sans doute être à la fois un génie littéraire et un salopard…
Quatre personnages, trois visions du monde
Dans Papá Doble, nous retrouvons aussi trois visions du monde qui semblent s’opposer. Hemingway paraît être bien inscrit dans son époque, avec son rôle de mâle dominant, son côté manipulateur et sa gloire encore florissante. Il est l’archétype de l’homme viril des années 50. Enfin, des années 50… quand on voit le comportement de certains de nos jours, on se demande si cette époque est véritablement révolue. Quant au comte Carlo, bien plus âgé, il incarne une vision plus traditionnaliste et plus ancienne du monde : il tient à ce que tout soit fait dans les règles. Pour lui, l’homme doit subvenir aux besoins de son épouse, respecter l’institution du mariage et surtout tenir ses promesses. Bien sûr, tout cela s’oppose à la vie mouvementée d’Ernest…
Mais les deux personnages qui retiennent véritablement notre attention sont Manolina et Mary. Ce n’est sans doute pas un hasard si elles sont incarnées par la même comédienne, Roseline Bals, qui parvient d’ailleurs magnifiquement, outre son changement de costume, à incarner ces deux femmes d’âges bien différents avec toute la subtilité qui s’impose. Toutes deux ont ce courage de s’opposer à Ernest – et à d’autres dans le cas de Manolina, mais n’en disons pas plus ici – et à sa volonté de domination. Manolina a ici tout de la femme moderne, indépendante, qui sait ce qu’elle veut, et qui ne s’en laisse pas conter Cela a de quoi surprendre dans le contexte des années 50, mais cela fait aussi du bien de voir une telle précurseure. Mary, de son côté, joue une sorte de double rôle : elle est à la fois l’épouse d’Ernest et une sorte de mère pour lui. Elle le recadre, lui permet de tenir, et n’hésite pas à l’envoyer bouler lorsqu’il lui parle mal, en le prenant d’ailleurs à son propre jeu des remarques désobligeantes. Ernest sait alors qu’elle est un pilier pour lui, dont il ne peut se séparer, malgré ses trois précédents divorces. Ces deux figures féminines se rapprochent alors d’une vision plus actuelle, où la parole de la femme n’est pas brimée, où elles osent s’opposer et s’affirmer. En cela, elles sont peut-être les véritables héroïnes de ce spectacle. Et quand on connaît la fascination d’Hemingway pour les antihéros…
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Papá Doble, de Stéphane Michaud, du 6 au 23 mars 2025 au Théâtricul.
Mise en scène : Stéphane Michaud
Avec Roseline Bals, Emmanuel Bouvier, Pierre Hauser et Pierre Nicole
Photos : ©Stéphane Michaud