Le banc : cinéma

Holgut : à la recherche du mythe perdu

Holgut, de la réalisatrice belge Liesbeth de Ceulaer, est un long-métrage hybride sorti en 2021. Interprété par des acteurs amateurs incarnant leur propre rôle, ce récit, où se mêlent fiction et documentaire, nous emporte dans un voyage mythologique au plus profond des vastes steppes de la toundra sibérienne. 

Tout commence par une voix. Elle nous narre, en langue iakoute, le mythe de Holgut (le mammouth) et de sa disparition dans les eaux. Trop imposant pour être sauvé, Holgut est abandonné à la noyade afin de ne pas faire sombrer la barque chargée de sauver les autres animaux. Cette narration se calque sur des images prises dans un laboratoire sud-coréen qui, nous l’apprendrons ultérieurement, pratique le clonage canin…

L’histoire se focalise ensuite sur avec Roman, un chasseur initiant son jeune frère, Kymm, à la traque des rennes. S’enfonçant profondément dans les steppes sibériennes, ils découvrent alors un paysage désolé, presque en décomposition. Les glissements de terrain, le pergélisol qui fond, les chantiers abandonnés, les chasseurs à la gloire passée et la disparition des rennes tant convoités donnent le sentiment d’assister la fin d’un âge, où les anciennes voies n’ont désormais plus leur place. Le décalage évident entre les deux frères vient également renforcer cette impression : Kymm, venu des villes, est complètement désemparé face au mode de vie de son aîné. Ce-dernier est, quant à lui, démuni, car il se rend compte que rien de ce qu’il pourra enseigner à son cadet ne lui servira, dans un monde où même le gibier est domestiqué. Nous remontons la piste avec eux, à travers un espace qui paraît insaisissable comme les rennes. Les steppes deviennent alors un personnage énigmatique et fugace, qu’il faut poursuivre jusqu’au bout du monde. On se perd et on s’épuise avec les deux frères, à travers tempêtes et brouillard. Comme dans un récit légendaire, le binôme échoue pour réussir ailleurs. Le chapitre se clôt avec la découverte par Kymm des restes d’un mammouth…

Le récit bascule ensuite sur le paléontologue Semyon Grigoryev, le chercheur de mammouths. Bien qu’il ait déjà été présenté plus tôt, au cours d’une émission regardée par Kymm, on a désormais le sentiment de passer de l’autre côté de l’écran, pour rentrer dans une nouvelle réalité. Le paléontologue caresse le rêve de pouvoir cloner ce géant disparu, afin de le ramener à la vie. À cette fin, il erre dans ces mêmes steppes, à la recherche des ossements du mastodonte éteint. Il n’est, dans les faits, pas si différent des prospecteurs creusant la région à la recherche d’ivoire à revendre sur le marché noir. Sa vie tourne autour des restes du majestueux mastodonte, comme autour d’un giratoire. Comme avec les deux frères, nous assistons ici aussi à la recherche d’un âge désormais disparu, où la quête relève plus de la chimère que de la réalité.

Les protagonistes semblent pourtant se douter que leurs objectifs relèvent de la gageure : ils poursuivent leurs proies respectives, malgré les signes les enjoignant à abandonner leurs illusions, au point où la recherche importe plus que la découverte. Nous les suivons, caméra à l’épaule, évoluant dans un espace crépusculaire et brumeux qui pourrait rappeler les limbes. Cette atmosphère éthérée contribue à nous emmener dans une espèce d’entre-deux mondes, où la réalité rencontre le mythe. Nos protagonistes paraissent prisonniers de leur époque. Ils cherchent à atteindre physiquement un endroit inaccessible, puisqu’immatériel: celui de la mémoire. Les acteurs se font alors les témoins de leur propre histoire. Car si la mise-en-scène emprunte à la fiction, le cœur même du film repose sur l’idée que les interprètes nous présentent leur réalité. Ainsi, le Dr Semyon Grigoryev, décédé en mai 2020 à l’âge de 49 ans, a bel et bien recherché à ressusciter les mammouths, comme il l’explique lui-même dans la (vraie) émission mentionnée plus haut, visionnée par Kymm à la télévision.

Ce qui transparaît en définitive dans Holgut, c’est le parti-pris de laisser les témoins s’exprimer à travers l’écran : hélas, comme le mammouth de la légende, les protagonistes sont porteurs d’un héritage trop lourd pour survivre au passage du temps. Le mythe se fait alors le support de la réalité. Les fresques, croquis et légendes qui viennent ponctuer le film permettent à la réalisatrice de les apposer direcement sur le récit, comme des calques sur notre époque contemporaine, et d’en dresser un constat. Car Holgut dresse bien ici le bilan de la modernité et de son impact sur l’environnement. Qu’il s’agisse de l’industrialisation ou de l’administration, la modernité est, dans ce documentaire, tournée vers l’avenir uniquement, sans trop faire cas du passé. Les mythes viennent alors se placer comme les dernières traces d’un monde déjà presque disparu : les personnages cherchent à perpétuer un héritage, mais voient leurs objectifs se confronter à des entraves insurmontables.

Holgut est un film qui interroge. Il interroge sur l’importance de la mémoire commune, représentée ici par le mammouth. Il interroge sur la notion de la mise en danger de l’environnement, vue au travers le prisme des deux frères. Si la réalisatrice se garde bien de donner une réponse tranchée à ces problématiques, elle ne cherche toutefois pas à dissimuler sa sympathie pour les protagonistes qu’elle filme. De ce fait, on pourrait ainsi regretter qu’aucune parole ne soit, en parallèle, laissée à un quelconque acteur défendant un tant soit peu une position inverse. Holgut devient alors un témoignage d’un monde qui s’éteint peu à peu comme les mammouths. À l’humain, qui l’a fait disparaître, de perpétuer sa mémoire alors.

Alexandre Tonetti

Référence: Holgut, de Liesbeth de Ceulaer (2021), avec Semyon Grigoryev, Roman Skrybykin, Kymm Skrybykin.

Photo : ©DR

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