Houston, on a un problème !
Et si on n’avait JAMAIS marché sur la lune ? Et si nous avions été, depuis 1969, victimes d’une fumisterie à grande échelle ? Entre théories complotistes, poésie des bouts de ficelle et humour décalé, voici Subjectif Lune, la dernière création de la Cie Les Maladroits. Du 9 au 13 avril, une pièce ébouriffante, proposée par le TMG et accueillie par le Théâtre du Forum Meyrin.
Un plateau immense – où s’amoncelle un bordel aussi joyeux que mystérieux : console de contrôle rétro (avec myriades de boutons), aspirateur de chantier jaune, échelle, tas de sable abandonnés… sans oublier un dais blanc gigantesque, qui habille le fond de la scène, du plancher au plafond. Les lumières s’éteignent, marquant le début de la pièce et faisant pouffer le public (constitué, ce soir-là, de nombreuses classes d’adolescent·e·s, en sortie avec leurs professeur·e·s)… mais tout à coup, un faisceau lumineux nous éblouit. Une silhouette dégingandée apparaît, bientôt suivie de trois autres. Leur accoutrement, hétéroclite, nous transporte sur une autre planète – ou dans un futur presque post-apocalyptique : masque à gaz, cape imperméable, bottes montantes, gants de cuir… serions-nous en pleine science-fiction ?
Chasser la vérité, elle s’archive au galop
Passée la surprise première, les masques tombent… et les silhouettes prennent visages humains. Dans un groupe, il y a Franck, Alex, le Nouveau – sans oublier Jack. C’est lui, le leader, qui a amené la bande dans ce « théâtre abandonné ». Sa mission ? Tourner une vidéo pour sa communauté, avide de sensationnalisme sur les réseaux sociaux. Mais pas n’importe quelle vidéo ! En bon influenceur, Jack s’est spécialisé dans un créneau qui rapporte : il produit des reportages d’archives sur des événements à propos desquels on a dissimulé la vérité – l’assassinat de Kennedy (commandité par la CIA), la mort d’Elvis (toujours vivant)… ou le 11-Septembre (opération montée de toutes pièces). Jack et ses compères sont ce qu’on appelle des « chasseurs de vérité » : ils rétablissent les faits, confisqués par (au choix) le gouvernement, les scientifiques, la franc-maçonnerie ou le « complexe militaro-industriel ». Les faits qu’ils se proposent de mettre en lumière relèvent, en réalité, des thèmes de prédilection des complotistes de tous bords. Et la vérité qu’ils traquent n’a de vérité que le nom qu’ils prétendent lui donner…
Or, cette fois, Jack a vu les choses en grand ! Avec ses copains, il s’attaque ni plus ni moins à la conquête lunaire. La mission Apollo 11, vont-ils montrer, n’a jamais eu lieu : la fusée a explosé en vol et la NASA, plutôt que d’avouer le pot aux roses, a préféré engager secrètement Stanley Kubrick pour tourner en studio un alunissage plus vrai que nature. Le public n’y a vu que du feu – mais il est temps que la vérité éclate et que les followers se réjouissent !
Des objets et des films : poésie de la débrouille
« Détourner un objet, c’est beaucoup moins grave que de détourner un avion », proclament fièrement Les Maladroits dans leur charte artistique, Onze dictons pour être au monde à sa façon. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que les quatre membres de la Cie – Benjamin Ducasse, Valentin Pasgrimaud, Hugo Vercelletto et Arno Wögerbauer – appliquent cette maxime à la lettre.
Le dôme vitré d’un lampadaire se transforme en casque de cosmonaute, tandis que la combinaison est un agrégat de tenues de peintre et de scotch argenté ; une assiette kitschissime ornée de la tête du président Kennedy prononce un discours ; la foule de Cap Canaveral, venue assister au décollage d’Apollo 11, est constituée de jouets colorés (figurines en liesse, palmier, camions, etc.) plantés dans le sable de chantier. Filmés en gros plan par une caméra posée à même le sol, les minuscules silhouettes se retrouvent projetées en direct sur l’immense dais blanc, tendu à l’arrière-scène. Grâce à cette rencontre entre le théâtre d’objets (la plupart appartenant à l’univers du camping, mais détournés) et le cinéma « fait maison », c’est comme si on y était… alors même que nous assistons à la fabrication des vraies-fausses archives que l’influenceur Jack et ses amis vont bientôt balancer sur la toile ! Sans débauche de moyens, mais avec un peu de débrouillardise, Subjectif Lune construit avec malice un univers à la fois réaliste et onirique, fabriqué avec trois-fois-rien mais beaucoup d’imagination. La pièce colle ainsi parfaitement à une autre devise des Maladroits : « Les bibelots sont nos mots ; glanage, assemblage et bricolage sont nos adages. » Mention spéciale pour le décollage de la fusée Apollo 11, dont les parties se détachent une fois parvenues dans l’apesanteur de l’espace – pour révéler… des thermos empilés les uns aux autres !
L’abyme du complot
Pourtant, à mesure que l’intrigue avance et que le tournage des « archives » s’étoffe, l’ambiance se détériore entre les chasseurs de vérité. Le Nouveau, fraîchement arrivé dans l’équipe, se laisse peu à peu convaincre par Alex que Jack leur cache quelque chose. Apparemment, Apollo 11 aurait bien mis le pied sur la lune et Jack le sait… mais cache la vérité à ses collègues pour mieux les contrôler. Y aurait-il donc un complot dans le complot ? Cette tension, qui ne cesse de grandir, va conduire la pièce jusqu’à son climax final – que je ne vais évidemment pas vous révéler ! Disons simplement que la mise en abyme est à la fois attendue et surprenante, loufoque mais aussi totalement crédible.
Un drôle de mélange… mais il faut dire que Les Maladroits ont parfaitement saisi la grandiloquence souvent absurde des mécaniques complotistes : plus c’est gros, plus ça a de chance de passer. Pour autant, Subjectif Lune ne traite pas la question à la légère car (7e devise des Maladroits !) : « plus le sujet est grave, plus il faut être délicat. » Comme dans Joueurs, programmé en 2022 au TMG, qui abordait la question du retour d’un exilé français refoulé à la frontière israélienne alors qu’il tentait de rejoindre sa Palestine natale, il s’agit de faire réfléchir en prenant comme point d’entrée le rire.
Pari réussi, si l’on en croit l’enthousiasme du public intergénérationnel présent ce soir-là ! Parmi les scènes les plus hilarantes, je retiendrai : l’entraînement-du-parfait-complotiste, qui doit répondre sans perdre le cap à des questions improbables en tournant sur lui-même (comme un astronaute dans un simulateur) ; l’équipement du vrai-faux Neil Armstrong (un rôle confié par Jack au Nouveau pour reconstituer les archives manquantes) ; ou encore la fabrication du sol lunaire (en pelletant du sable et en sculptant des cratères avec des louches)…
Si le complotisme pouvait être aussi bordéliquement joyeux, aussi poétiquement invraisemblable, aussi irrévérencieusement ressourçant, le monde s’en porterait bien mieux ! Merci, Les Maladroits !
Magali Bossi
Infos pratiques :
Subjectif Lune, par la Cie les Maladroits, du 9 au 13 avril 2024 au Théâtre du Forum de Meyrin (pièce proposée par le Théâtre des Marionnettes).
Conception, texte, mise en scène et interprétation : Benjamin Ducasse, Valentin Pasgrimaud, Hugo Vercelletto et Arno Wögerbauer
https://www.marionnettes.ch/spectacle/subjectif-lune-au-theatre-du-forum-meyrin
Photos : © Cie Les Maladroits