Les réverbères : arts vivants

Il faut un plan W pour sauver le monde

Jusqu’au 23 juillet, le Théâtre de l’Orangerie accueille les résultats spectaculaires du deuxième rapport du Groupe de Recherche et d’Actions en Limitologie (GRAL). Rencontre avec Frédéric Ferrer, son désopilant directeur, dans cette vraie-fausse interview à l’image de sa conférence théâtrale Bordeline(s) Investigation # 2 qui nous fait rire avec le pire.

La Pépinière : Mais c’est quoi qui va pas, au fond ?

Frédéric François : Les cerfs suédois migrent en Norvège.

LP : Vous vous foutez de nous. Il y a des problèmes plus importants quand même.

FF : Ce n’est qu’un des effets de l’anthropocène. Emblématique.

LP : Anthropo quoi ?

FF : Vous n’avez pas vu mon précédent spectacle, vous ?[1]

LP : Non, j’étais à Dubaï pour faire quelques emplettes.

FF : C’est l’ère des conséquences des actions humaines sur la planète.

LP : Encore un truc d’écolo. Vous ne craignez pas que le public se lasse ?

FF : Ça va pas durer longtemps.

LP : Votre spectacle ?

FF : Non, les limites du supportable de la pression anthropique.

LP : Recommencez pas avec vos mots savants.

FF : J’en suis un. Agrégé de géographie.

LP : Ah ? Je pensais que vous étiez artiste ?

FF : Aussi.

LP : Vous mangez à tous les râteliers.

FF : Tant qu’on peut.

LP : Bon alors, vous faites quoi sur scène ?

FF : On parle du climat, de CO2, de la fin du monde et de Louis XIII.

LP : Mais encore ?

FF : Une sorte de conférence. Bien idiote, très scientifique et un peu absurde.

LP : Ça donne envie. En fait, vous prenez les gens pour des cons.

FF : Tout à fait. Des petits cons addicts à leur striatum.

LP : Sympa.

FF : On avait déjà présenté nos premiers résultats dans un colloque en 2018.[2]

LP : Et ?

FF : Ça va pas.

LP : Encore les castors danois ?

FF : Pas seulement. Y’a tous les machin-cides, le plastique dans le Léman, les épinards martiens.

LP : Vous avez des solutions ?

FF : Alerter. Et rire.

LP : Pas mieux ?

FF : Il faut trouver la lettre de l’alphabet qui correspond au plan pour sauver le monde.

LP : Pardon ?

FF : LE plan A ne fonctionne pas, le B non plus, le C encore moins, le D est impossible.

LP : Qui dit ça ?

FF : Kaya[3].

LP : C’est Kayakidiça ?

FF : Vous êtes un petit malin, vous.

LP : C’est quoi le message ?

FF : Monthy Python for President.

LP : Vous vous prenez pour Coluche ?

FF : Essayons autre chose.

LP : Comme ?

FF :

LP : Vous n’en savez rien, en fait.

FF : C’est que le 2ème rapport du GRAL. Le GIEC[4] en a fait six.

LP : Vous n’êtes pas sérieux ?

FF : Qui sait ?

LP : Vous ne seriez pas un peu collapsologue sur les bords ?

FF : La croissance infinie dans un monde fini, ça ne marche pas, c’est juste de la logique.

LP : Luc Ferry et le courant transhumanisme disent le contraire.

FF : Trump et les complotistes aussi. Choisissez votre camp.

LP : Et vous pensez que votre rapport va aider ?

FF : On exploite des faits rigoureusement exacts pour interroger le devenir de l’espèce humaine.

LP : Jusqu’à l’absurde.

FF : Si le théâtre est un reflet de la vie, celle-ci ne vous paraît-elle parfois absurde ?

LP : Quelle est la limite entre réel et fiction dans ce que vous montrez ?

FF : On augmente le réel pour imaginer de nouveaux récits.

LP : Mais quand même ce type qui voulait assécher la Méditerranée…

FF : Herman Sörgel et son projet de nouveau continent : Atlantropa.

LP : Un illuminé ?

FF : Un architecte allemand de la première moitié du XXème. Très sérieux.

LP : Vous déconnez ?

FF : Il pensait que les progrès de la technologie permettraient de créer un monde nouveau.

LP : Et ?

FF : Il faut des utopies. Casser nos frontières. Surtout celles dans nos têtes. Il faut un plan W.

LP : Les frontières, les limites, ça vous obsède…

FF : On limite tout le temps. Pour contenir, préserver, empêcher, ordonner, interdire…

LP : Plus nous sommes, plus nous limitons.

FF : Oui. Le fameux : « Je suis, donc je limite ». Et suis limité.

LP : Mais ça déborde quand même.

FF : Alors on cherche des solutions qui complexifient encore le système…

LP : …et font émerger des nouveaux problèmes.

FF : Alors il faut de nouvelles solutions encore plus techniques, encore plus énergivores.

LP : On est coincés.

FF : Exact. On appelle cela une boucle de rétroaction.

LP : Vous et votre jargon.

FF : Et c’est pas tout. Tout est relié.

LP : N’exagérez pas tout de même.

FF : Vous vous souvenez des cerfs suédois ?

LP : Euh… me prenez pas pour un con. C’est moi qui écris l’article…

FF : Cerfs suédois ou sangliers bretons, même combat.

LP : Pardon ?

FF : Les sangliers crèvent parce que les porcs de la région sont nourris aux OGM brésilien.

LP : Je vois pas le rapport.

FF : Les porcs bouffent du soja comme des porcs, ils chient comme des porcs…

LP : Je sens que mon saucisson va en prendre un coup.

FF : Et ils produisent une chiée de lisier, beaucoup trop de merde qui sature les sols de nitrate.

LP : Mais pourquoi c’est la merde si vous me passez l’expression ?

FF : Ce nitrate part à la rivière qui part à la mer et produit des algues vertes qui sèchent sur les plages…

LP : Je vois toujours pas le rapport…

FF : Ces algues séchées émettent de l’hydrogène sulfuré que respirent les sangliers du coin…

LP : Et ?

FF : Et précisément ça les tue. Donc, plus il y a de porcs, moins il y a de sangliers. Tout est lié.

LP : La mondialisation…

FF : … conduit à l’effondrement. Poil au caleçon.

LP : Alors le problème ce n’est pas l’absence de solutions…

FF : Le problème, c’est que la solution amène d’autres problèmes.

LP : C’est absurde.

FF : Vous y venez enfin.

LP : Et alors, on fait quoi ?

FF : On va au théâtre, on lit Spinoza et Desproges… et surtout, surtout…

LP : Oui ?

FF :  On a foi en l’avenir et on est rempli d’espoir.

Entretien retranscrit par Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Bordeline(s) Investigation #2, de Frédéric Ferrer et la Cie Vertical Détour, au Théâtre de l’Orangerie, du 19 au 23 juillet 2023.

Ecriture et mise en scène : Frédéric Ferrer

Avec Karina Beuthe Orr, Guarani Feitosa, Frédéric Ferrer, Hélène Schwartz, Militza Gorbatchevsky ou Clarice Boyriven

Photos : © Juliette Parisot et Mathilde Delahaye

[1] Borderline(s) Investigation #1 abordait la thématique de l’effondrement, écologique et civilisationnel, et interrogeait la disparition des Vikings du Groenland.

[2] Bordeline(s) Investigation # 1 : https://www.verticaldetour.fr/?borderline-s-investigation-1#ancre_page

[3] Yoichi Kaya est un économiste japonais qui a créé une équation pour analyser l’évolution des émissions de CO2 sur la planète.

[4] Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat.

 

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, auteur heureux et metteur en scène chanceux, Stéphane aime prendre son temps grâce à la lecture, à l’écriture et au théâtre. Écrire pour la Pépinière prolonge le plaisir des spectacles.

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