Les réverbères : arts vivants

Ils l’ont fait ! Et quel phénomène.

Du 2 au 7 novembre, la compagnie de l’Alakran venait piquer les spectateurs du Théâtre Saint Gervais dans ces zones que l’on pense inaccessibles : je vois uniquement ce que je vois et… je fais uniquement ce que je fais… hé non, mille actions sont déclenchées par les vôtres et ont lieu, échappant à notre perception. Piqués au vif… que nenni ! Le rire était dans la ligne de mire.

Lorsqu’Oskar Gomez Mata pointe le bout de son nez à Saint-Gervais, il rend notre attention extrêmement alerte, ne la laisse en aucun cas paresser quelque part – je dis bien, en aucun cas ! – et souligne l’importance des différents niveaux d’une vie. Les niveaux… Une image qui lui tient à cœur, puisque lui et son acolyte Juan Loriente – inséparables sur scène – ne cessent de nous rappeler l’existence ubiquiste de la lasagne : notre réalité est comme des lasagnes. Car elle possède… en réalité… plusieurs couches superposées, mais nous n’en percevons, bien souvent, qu’une seule et unique.

La venue de la compagnie l’Alakran relève, à mes yeux donc, du phénoménal et ce… à trois niveaux, comme le définit notre cher Larousse : le phénomène qui désigne un fait extraordinaire, celui qui pourrait faire l’objet d’une étude scientifique et celui qui découle de choses et d’autres – ici du propos de la pièce et de la mise en scène.

Le phénomène I : L’immersif inattendu

Oskar et Juan – de leur vrais prénoms – ont une énergie sans point d’arrêt. Ils proposent, sans crainte d’une réticence supposée de la part de leur public, une méditation collective, une séance d’interprétation sur scène, ou encore de venir les rejoindre pour déconstruire en se déshabillant – par là-même mettre à nu, donc, nos idées fermement ancrées. (Après expérience, cela fonctionne). Ils prennent leur public à témoin et l’invitent à prendre part au processus de création en donnant moult détails, tous plus anecdotiques les uns que les autres : budget de la pièce, techniques de théâtre utilisées, gaffes que le duo aurait faites sur scène la veille. On explore avec eux ce que signifie « créer » ou même « créer un souvenir commun ». Il n’y a pas vraiment d’autre intrigue. Cette étape est déroutante puisque l’on souhaiterait voir dans la pièce, la manifestation de quelque chose d’autre – un phénomène. Mais Oskar nous le redit : il n’y a rien à chercher, à comprendre, tout est là et chacun emportera ce qu’il veut avec lui.

Bien sûr, ils veillent à calmer l’anxiété d’un public qui voudrait peut-être rester posément dans son fauteuil et ne pas devoir répondre aux questions lancées à tire-larigot. En cela, ils évitent la peur du off-putting – fait de devoir sortir de son rôle de spectateur – propre au théâtre immersif très en vogue depuis 2011 sur l’archipel britannique.

Le phénomène II : Observer des réalités différentes

L’idée de la présence plurielle d’une même réalité nous trouble et pourrait bien faire l’objet d’une étude scientifique. Cela nous rassurerait-il d’être capables de chiffrer à quel point un tapis vert… n’est pas seulement un tapis ? Ne représente pas seulement un tapis vert… pour vous, votre voisine, votre partenaire ? Voici l’un des moments phare de la pièce lorsque, tous réunis sur scène, nous sommes enjoints à nous exprimer.

Un phénomène qui épate le public n’ayant pas autrement anticipé que la pièce débuterait devant les portes du théâtre avec une démonstration fortement clownesque et animée de notre réalité sous forme de lasagne. On apprécie cette bousculade imagée dans nos attentes de spectateurs. Puis, on est étonné de voir le décor gagner en significations multiples au fil de la pièce et de ne jamais se figer. Le décor se construit en effet en un tournemain grâce à une quantité d’objets plutôt banals, amassés de ci de là : on y voit la possibilité d’enrichir le sens que l’on accordait à un saladier…qui ne joue plus uniquement le rôle d’un saladier. On apprécie !

Le phénomène III : L’apparition soudaine de la poésie 

Le duo se chamaille, évoque tour à tour sa vie personnelle, se chambre en espagnol et en français. Ils tombent, luttent et se câlinent.

Puis, ils racontent leurs découvertes d’une sagesse dénichée chez Borges en revêtant des chapeaux bien… particuliers, en mousse, ou de berger des Pyrénées. Difficile à dire ! Il y aurait – ils nous rapportent ici l’une des pensées philosophiques de Borges– une roue de la vie avec un axe pour chaque tranche d’âge, jusqu’au dernier axe qui, lui, marque le début de l’éternité. Et n’est-ce pas justement là où nous emmènent ces deux fantasques ? On remarque au bout d’une bonne heure à quel point on a chassé l’idée pesante de durée de notre esprit et ce, grâce à leur présence singulière (de vrais phénomènes !) et aux variations instantanées qu’ils provoquent. Lumière, plus de lumière, du vent ou du calme… tout virevolte. Il y a, dans cette tornade de propositions théâtrales offertes aux spectateurs, une poésie soudaine. Surtout si l’on comprend la poésie comme la faculté de révéler la beauté de moments éphémères, très simples, sans trop d’artifices. Et c’est bien ce que nous a servi la compagnie l’Alakran sur un plateau.

Laure-Elie Hoegen

Infos pratiques :

Makers d’Oscar Gómez Mata, du 2 au 7 novembre 2021 au Théâtre Saint-Gervais.

Mise en scène :  Oscar Gómez Mata

Avec Juan Loriente et Oscar Gómez Mata

Photos : © Christian Lutz

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *