Insomnie : Graciliano Ramos révèle nos plus terribles cauchemars

Avec Insomnie, son recueil de nouvelles paru en 1947, l’écrivain brésilien Graciliano Ramos questionne tant les douleurs physique et psychique que les doutes existentiels. D’un ton sec et dépouillé, il approfondit surtout la conscience individuelle et sociale de son époque.

La puissance évocatrice des mots. Dans la nouvelle éponyme de son recueil Insomnie, Graciliano Ramos[1] prend à la gorge avec ce récit où le narrateur, en pleine crise d’angoisse, ne sait s’il va parvenir à se rendormir. L’anxiété est palpable à chaque phrase et gagne jusqu’au lecteur, happé par le surréalisme kafkaïen de cette histoire où un être suspend (possiblement) le héros au-dessus de son lit tandis qu’une voix n’a de cesse de lui enjoindre cette impossible question : « oui ou non ? »

Bien que les nouvelles soient différenciées et par là, toutes autonomes, des liens se tissent entre elles, au sein des treize pièces constituant ce recueil[2]. Ainsi, les interrogations sont nombreuses pour le héros de Un voleur. Pas de douleur, psychique comme précédemment ou physique comme dans L’horloge de l’hôpital, mais la peur du cambrioleur amateur en proie aux affres d’être appréhendé. Phrases courtes où l’adjectif est banni, épithètes audacieuses, Graciliano Ramos épure son style comme on coupe le gras, jusqu’au nerf ; une efficacité et un style qui lui font chercher le mot juste, sans description complaisante et qui ne sont sans doute pas étrangers au fait que l’auteur ait notamment été journaliste, ni qu’il soit considéré comme l’un des plus grands écrivains brésiliens de la première moitié du XXsiècle.

« Le médecin, patient comme s’il s’adressait à un enfant, me trompe quand il me dit que je ne resterai ici que deux semaines. » (incipit de L’horloge de l’hôpital)

Autre récurrence : les thèmes abordés, toujours plus noirs. Ainsi en est-il du héros de L’horloge de l’hôpital, homme cloué sur son lit d’hôpital attendant la mort. Ou de celui de Paulo. Davantage que de L’horloge de l’hôpital, c’est du Horla de Maupassant que cette nouvelle pourrait être rapprochée, avec cette histoire de double qui dévore le protagoniste, également malade.

Et quand le sujet se fait apparemment plus léger (Luciana, Minsk), Graciliano Ramos l’entoure de mystère, sombre comme le diable, mêlant à cette assertion maléfique des considérations sociales (la petite fille riche qui refuse de marcher sur un chemin non pavé, les Noirs associés au Malin…). Mais rien n’est appuyé, tout demeure suggéré, et d’autant plus pénétrant que ces interprétations sont laissées à l’appréciation du lecteur.

Influences

Il y a ces deux veines chez Graciliano Ramos. Et même trois : les nouvelles qui relatent un enfer mental (Insomnie, L’horloge de l’hôpital, Paulo, Le témoin…) ; celles, sociales, qui décrivent les déclassés (Un voleur) ou qui s’inscrivent dans le point de vue des aisés (Luciana, Minsk), ces dernières ne montrant jamais que l’abysse qui les sépare ; enfin, il y a les nouvelles qui se veulent plus historiques, telle L’arrestation de J. Carmo Gomes (historique, pour le lecteur du XXIe siècle, en tout cas), assurément plus politique car elle conte le Mouvement intégraliste (fascisme brésilien) et sa tentative de putsch en 1938. Mais, là encore, l’auteur ne nous les décrit pas frontalement, ces événements ; il le fait par la marge. Ainsi, c’est la dualité qui accable Aurora, qui porte le sigma fasciste, vis-à-vis de son frère, le petit Zèzinho devenu José (le “J“ du titre) le polémiste, auteur de propagande communiste pour les journaux. En réalité, c’est sur Aurora, seule face à ses tourments, que l’auteur s’attarde, sur cette femme figée dans ses convictions et donc incapable d’en changer, qui voit son univers se métamorphoser, et ses certitudes s’ébranler.

Autodérision

Toujours au bord du précipice, les héros de Graciliano Ramos tombent parfois, ressassent toujours et dévoilent une cruauté qu’il serait vain de vouloir associer à l’auteur. Car contre toute attente, ce dernier fait preuve d’humour (Un pauvre diable) et même d’autodérision (Une visite). Cette dernière nouvelle racontant la visite que font trois personnages (un directeur de revue, un jeune écrivain et une chanteuse de radio) à un auteur réputé mais “décadent“. Là, se trouvent également un borgne et un vieux au visage anguleux. L’enjeu ? La lecture, par l’écrivain, de sa dernière œuvre, à sa cour servile tout autant qu’aux trois invités très peu intéressés.

En quelque dix pages, Ramos s’immisce dans la tête de ces trois protagonistes, et explose les codes du genre. Qui a dit que la nouvelle ne devait pas faire de psychologie ? Alors que le directeur de revue ressasse la baisse de ses ventes, la chanteuse de radio se rappelle son ex-mari oublié. Quant au jeune écrivain, il se remémore son professeur de géographie, borgne lui-aussi, qui l’a initié à la littérature absconse de l’écrivain décadent. Et la critique stylistique qu’il pouvait bien formuler de se retourner contre lui : faut-il mieux considérer cette littérature difficile – au risque d’être incompris de la majorité – ou les romans d’aventure qu’il chérissait tant mais qu’on lui a désigné comme étant de faible valeur artistique ? Entre récit populaire et art littéraire, Graciliano Ramos joue, avec ses personnages et ses lecteurs, mais sans jamais se départir d’une intransigeance esthétique qui fait notamment penser à Borges. Mais, après tout, Jose Luis Borges, Julio Cortázar, Gabriel García Márquez et, donc, Graciliano Ramos, ne forment-ils pas qu’une seule et même grande famille : celle du réalisme magique ?

Bertrand Durovray

Référence : Graciliano Ramos, Insomnie (Insônia, 1947), éditions Gallimard, collection “Du monde entier“, 1998. Traduction Michel Laban, 156 pages.

Photos : © DR / Marcos Santos – USP Imagens. Montages : Bertrand Durovray

[1] 1892-1953. Journaliste et écrivain, soupçonné de communisme, Graciliano Ramos est emprisonné en 1934 pendant la dictature de Getúlio Vargas et envoyé trois ans aux travaux forcés. Parmi ses principaux livres, on trouve São Bernardo (1934), Angoisse (36), Enfance (45) ou encore Mémoires de prison (53).

[2] Le questionnement “oui ou non“ entre les deux premiers textes (Insomnie et Un voleur), les mêmes protagonistes dans Luciana et Minsk ou encore la même expression “un pauvre diable“, présente dans les trois dernières histoires : Un pauvre diable, Une visite et Silveira Pereira.

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *