Israël danse sur un volcan
Le cinéaste israélien exilé à Paris Nadav Lapid voulait faire un cri autour de la société humiliée de son pays. Avec Oui, il livre un hurlement halluciné, organique, musical et itératif. Mais son film secoue, à l’image, hier, du théâtre politique, satyrique et bouffon de son compatriote dramaturge Hanoch Levin.
En tant que créateur, Nadav Lapid cherche à explorer, avec Oui, la relation complexe et paradoxale entre l’individu et la collectivité en temps de crise. Le film suit Y, un musicien précaire chargé de composer un nouvel hymne national pour son pays – une mission qui le transforme malgré lui en agent de propagande. Lapid s’interroge sur la possibilité de créer, de donner son art et son corps, dans un contexte où la soumission semble devenir la seule voie d’accès à une forme de reconnaissance, voire de bonheur.
Il ne s’agit pas pour lui de célébrer cette soumission, mais d’en examiner les mécanismes intimes et les contradictions, en se distanciant délibérément d’un discours traditionnel du « non » ou de la révolte ouverte, qu’il estime dépassé.
Tragédie musicale
D’un point de vue formel et symbolique, Lapid fait le choix d’un geste cinématographique à la fois radical et poétique. Il utilise le corps – notamment la bouche, les mains – comme un territoire d’expression et de résistance, détournant ses fonctions habituelles (manger, parler, chanter) pour en faire des métaphores de l’avidité, de la souillure ou de la soumission. La nourriture, ingurgitée de manière frénétique, devient humiliation ; la bouche, privée de mots, reste un organe d’action.
Par ailleurs, Lapid construit son récit comme une « tragédie musicale », où les chants et les compositions de Y épousent puis subvertissent le discours dominant. En mêlant séquences réalistes et effets spéciaux saisissants, il cherche à capter le chaos du monde contemporain sans l’enfermer dans un récit trop lisse ou didactique. Oui est autant un portrait intime qu’une réflexion sur le rôle de la création dans un monde de plus en plus fragmenté et violent.

Film manifeste
Le problème de Oui est d’emblée perceptible : le cinéaste israélien filme l’urgence avec les outils du manifeste. Sa caméra secoue, tremble, bondit d’un visage à l’autre, sature les cadres de gestes et de couleurs, comme si le chaos garantissait la véracité. Or cette frénésie devient un tic très toc. Ce qui au début paraît vital finit par s’épuiser. L’énergie s’use, le cri se vide.
L’outrance remplace la tension. On pense parfois à ces films qui confondent l’agitation avec la puissance. Chez Lapid, la nervosité du montage, les lumières stridentes, les corps en surchauffe ne traduisent plus une angoisse : ils la masquent.
Délitement de la fable
L’histoire elle-même se délite à mesure qu’elle avance. Le scénario ne construit pas un parcours, il juxtapose des fragments. Y accepte la commande, s’indigne, hésite, se compromet ; Jasmine s’éloigne, revient, s’exile peut-être. Rien ne s’organise vraiment. Les transitions sont brutales, les ruptures arbitraires.
Chaque scène semble rejouer la même idée : Israël danse sur un volcan. L’intention est claire, la démonstration appuyée. On devine ce que Lapid veut dire bien avant qu’il ne l’illustre encore, encore, et encore. Le film commente sans cesse son propre geste, comme s’il craignait de ne pas être compris.
La première heure, frénétique, s’étouffe sous ses excès : musique agressive, caméra hystérique, dialogues en transe. On pourrait y voir un vertige voulu, une perte de repères assumée. Mais rien ne s’y dépose, rien ne s’y construit. Quand vient la deuxième partie, plus introspective, Oui tente d’apaiser le tumulte ; il devient soudain un film de voyage, un faux chemin de rédemption vers la frontière de Gaza. Là encore, la promesse tourne court. Ce qui devrait ouvrir l’horizon le referme. Le hors-champ palestinien, au lieu d’interroger le regard israélien, devient décor moral. On attendait une mise en danger ; on assiste à une mise en scène du remords.
Répétition
La mise en scène de Lapid, d’ordinaire incisive, s’abîme ici dans la répétition. Chaque plan cherche à signifier plus qu’il ne montre. Chaque séquence annonce son propre sous-texte. La caméra n’explore pas : elle démontre. Le film s’écoute parler, au point d’en oublier ses personnages. Y et Jasmine n’ont plus de chair, seulement des fonctions : lui, la mauvaise conscience ; elle, la possibilité du refus. Ce couple, censé incarner la fêlure d’un pays, ne semble exister qu’a miroir d’archétypes. Le monde autour d’eux – militaires, milliardaires, journalistes – tient de la caricature.

Cinéaste de la colère
On retrouve ici les limites de son cinéma, déjà perceptibles dans Le Genou d’Ahed. Lapid est un cinéaste de la colère, pas de la complexité. Sa rage, qu’on sent sincère, se heurte à son goût du contrôle. Il filme la fureur mais refuse le désordre du réel. Tout est cadré, commenté, rationalisé. Même la folie semble mise en scène. La beauté plastique du film – plans chorégraphiés, visages surexposés, lumières aveuglantes – finit par se retourner contre lui. Elle crée une distance, une froideur. On n’est plus pris, on observe un exercice de style.
Au moment où Y chante son hymne face à Gaza, le film atteint sa limite symbolique : il regarde Israël regarder la guerre, sans jamais filmer ce qu’il prétend affronter. Lapid dit filmer le vertige moral d’un pays ; il filme surtout le sien. L’absence de toute figure palestinienne – même fugace, même symbolique – pèse lourd. Non que tout film israélien doive les représenter, mais ici leur effacement contredit le projet même du réalisateur. Ce n’est plus un miroir tendu ; c’est un miroir fermé. Enfin, le message politique, pris entre un symbolisme lourd et une exécution nébuleuse, sombre dans une ambiguïté contre-productive. Le film veut dénoncer l’absurdité, mais il y succombe lui-même. Pourquoi pas au fond ?
Sincérité tourmentée
On sent pourtant, derrière cette machine saturée, une sincérité douloureuse. Le réalisateur veut rompre avec son pays tout en continuant de lui parler. Il veut dénoncer l’hypocrisie sans renoncer à la langue commune. Cette tension intérieure, qui pourrait nourrir un grand film, reste ici à l’état de symptôme. Oui ne se construit pas sur une contradiction : il en est prisonnier.
Au bout de deux heures trente, on peut s’extraire de cet opus épuisé. Pas bousculé, pas ému, simplement vidé. On a traversé un champ de ruines esthétiques, une succession d’éclats et de cris, sans respiration ni regard neuf. Oui voulait être une secousse politique, une expérience sensorielle, un exorcisme national peut-être. Il n’est qu’un long vacarme, sincère mais stérile, où la colère se dissout dans la mise en scène de sa propre impuissance. Nadav Lapid signe un film qui dit « non » à tout et « oui » à lui-même. Un geste brûlant, mais sans feu.
Intranquillité en partage
Deux créateurs israéliens, deux langages, deux époques – mais une même inquiétude. Le cinéaste Nadav Lapid, né en 1975, et le dramaturge Hanoch Levin (1943–1999), tous deux anciens soldats, interrogent, chacun à leur manière, la société israélienne et la condition humaine à travers le prisme du doute, de l’humiliation et du désir d’émancipation. Leur œuvre, entre rire et désespoir, secoue les certitudes d’un pays hanté par la guerre et la morale collective.
Chez Hanoch Levin, tout commence par la dérision. Dans ses pièces — Requiem, La marche de la bêtise, Yaacobi et Leidental — le grotesque devient la voie royale vers le tragique. Il peint des Israéliens englués dans la médiocrité du quotidien, prisonniers d’une Histoire qui les dépasse. Son théâtre est une chambre close où l’humanité bégaie, un cirque d’âmes tristes sous un néon cru. Derrière les rires, il y a toujours un cri.

Pays en crise d’identité
Nadav Lapid, lui, filme la même société, mais dans son mouvement, sa nervosité. De Le Policier à Synonymes, en passant par Le Genou d’Ahed et Oui, son cinéma est traversé par une rage froide : celle d’un pays qui réclame l’amour inconditionnel de ses enfants tout en les étouffant. Là où Levin dissèque la stagnation, Lapid filme la fuite – fuite du corps, de la langue, du pays. Ses héros courent, transpirent, trébuchent. Ils cherchent une issue que le cadre, souvent brutalement cadré ou secoué, semble refuser.
Hanoch Levin écrivait dans un Israël d’après-guerre, encore porté par la ferveur idéologique ; Nadav Lapid filme celui du désenchantement globalisé. Mais leur geste se répond : tous deux transforment la désillusion en matière artistique. Leur art, au fond, est une résistance à la résignation.
Chez Levin, c’est la langue qui résiste : il refuse les mythes et les grands récits, préférant la fange et le rire. Chez Lapid, c’est le corps qui s’oppose : celui qui fuit, qui se dénude, qui refuse le cadrage national ou s’y soumet volontairement. L’un écrit le théâtre de l’attente, l’autre filme le cinéma du mouvement – mais ils racontent la même chose : l’impossibilité d’habiter un pays sans interroger son âme. Quitte à la perdre.
Bertrand Tappolet
Référence :
Oui de Nadav Lapid et rétrospective intégrale consacrée au cinéaste. Cinémas du Grütli, Genève. Jusqu’au 28 octobre.
Avec Ariel Bronz, Efrat Dor, Naama Preis, Alexey Serebryakov
Photos : ©Films du Losange
