Les réverbères : arts vivants

Juliette Vernerey se tient À l’affût

Avec À l’affût, Juliette Vernerey et le projet ParMobile – Compagnie l’Alakran proposent un spectacle en forme de thriller polaire, à voir du 21 au 26 mai au Théâtre du Loup. Rencontre.

La Pépinière : Juliette Vernerey, bonjour et merci de nous accorder ce moment. Le spectacle est décrit comme un « thriller polaire », très ancré dans l’actualité, en lien avec le réchauffement climatique et le rapport de l’humain avec le vivant au sens large. Comment est venue l’idée de monter un spectacle autour de ce thème ?

Juliette Vernerey : Comme le dit justement Clément Rosset : « Rassurons-nous tout va mal ». Notamment du point de vue de la considération du vivant et de l’hégémonie dévastatrice de la race humaine sur toutes les autres. C’est terrible et cela m’intéresse. En novembre 2021, je découvre le travail du photographe animalier Vincent Munier. Cela me bouleverse. C’est un véritable choc pour moi. Je réalise à quel point nous sommes complètement déconnecté·e·s du vivant. Bien sûr cette prise de conscience n’est pas nouvelle, mais cette fois elle me touche au plus profond de moi-même. Je suis un instant traversée par une chaleur douce liée à la joie d’être vivante mais aussi un profond désespoir. Comme le dit Vincent Munier : « Montrer la beauté ne suffit plus. Il faut qu’il y ait des chocs désormais. Soit par le beau soit par le terrible. Il faut qu’il y ait des chocs pour qu’il y ait une révolution intérieure des gens. Qu’on se rende compte, qu’on se réveille ». Suite à cette découverte, je me plonge dans le phénomène de l’anthropocène, autrement dit « l’âge des humains » ou « le désordre planétaire inédit ». Le sujet est vaste et il me faut trouver une porte d’entrée. Je décide de m’intéresser à l’expérience de l’affût. Je regarde alors le film La Panthère des neiges et une question me taraude : Et si Marie Amiguet, Vincent Munier et Sylvain Tesson ne nous avaient pas tout dit ? Et s’ils avaient tué une panthère par accident avant de nous en montrer une ? Et s’ils avaient fait plus de mal que de bien en allant là-bas ?

La Pépinière : Ce nouveau spectacle est très lié au précédent, d’abord par la méthode de travail, mais aussi parce qu’il s’inscrit dans sa continuité. On se souvient que Quête se termine par une citation de Barjavel, aux allures apocalyptiques. Il y a une volonté de construire une narration, une avancée entre les spectacles ?

Juliette Vernerey : Ce nouveau projet vient s’inscrire dans un désir de travail d’équipe sur le long terme et qui opère sa métamorphose artistique au fil des créations. Je souhaite continuer l’exploration de ma méthode de travail qui remet en question tous les aspects de la création d’art scénique. Du jeu théâtral en passant par la scénographie, les costumes, la création de la lumière et du son jusqu’à la production, le savoir-faire est requestionné et travaillé pour qu’il soit au plus près de mes besoins et en lien avec ceux de nos sociétés. La dernière citation de René Barjavel dans Quête a effectivement été un point de départ pour À l’affût. Très bien, nous avons trouvé le Graal et maintenant ? Le monde ne va toujours pas bien, il est fragile, qu’est-ce qu’on peut faire ? Il y a, je dirais, dans ces deux créations, une volonté de trouver du sens dans nos existences. Je porte un regard tendre et cruel sur les quêtes perdues d’avance de notre humanité en errance.

La Pépinière : Le spectacle s’intitule donc À l’affût et l’angle que vous avez choisi questionne la définition même du mot « affût », entre le fait d’attendre et de rechercher quelque chose aussi en soi. Comment retranscrire cette forme de tension dans le spectacle ?

Je me suis interrogée sur ce qu’est l’affût pour moi ? Peut-être une attente active ? Une lenteur habitée ? Un échec possible et autorisé ? L’amour déployé ou une joie et une liberté retrouvées ? Je vois l’affût comme un levier d’action permettant de considérer autrement le fait d’être vivant·e. Un endroit propice où se positionner pour observer d’un autre point de vue le monde. L’affût est déjà révolutionnaire puisqu’il permet de prendre du recul et de se mettre en état d’observateur·ice·s. Il offre en tous cas un changement de regard. C’est ce qui m’intéresse dans mon travail : proposer un changement de regard et d’attitude. Il s’agit en fait de résistance. L’affût est un acte de résistance au pouvoir et à la marchandisation du monde actuel. À partir de là, j’ai construit un récit qui me permettait d’être cette observatrice et de tendre avec humour, mais sans complaisance, le miroir de notre humanité en mal de penser sa place dans le vivant. La pièce est traversée par cette phrase de Sylvain Tesson : «Le silence des bêtes est la double expression de leur dignité et de notre déshonneur. Nous autres, humains, faisons tant de vacarme…».

Pour répondre plus concrètement à la question, cette forme de tension est retranscrite au plateau par le rythme qui est fondamental. La pièce est rythmée par des scènes de vie assez bruyantes et de vrais moments de silence. Les spectateur·ice·s sont embarqué·e·s dans un tourbillon où les frontières entre fiction et réalité explosent, les codes se multiplient et s’entremêlent, le récit rebondit, se tord, pour finalement taper juste, tenter de toucher en plein cœur le ou la spectateur·ice, véritable partenaire de jeu. Au plateau, les acteur·ice·s sont à l’affût des spectateur·ice·s qui sont à l’affût des acteur.ice.s : on joue à « l’observateur·ice observé·e ».

La Pépinière : Vous traitez du vivant dans ce spectacle d’arts vivants, précisément. Vous évoquez un « regard volontairement naïf ». Qu’est-ce qu’un tel regard peut apporter à la réflexion, avec cette idée d’ « utopie joyeuse » ?

Juliette Vernerey : Le regard volontairement naïf que je porte sur les choses et une manière d’élargir ma façon de regarder le monde. Je me pose souvent la question : Notre monde ne fonctionne plus, qu’est-ce qu’on peut faire ? Ou plutôt, qu’est-ce qu’on veut vraiment ? Qu’est-ce qu’on choisit ? Pour moi, et ce sont les points forts que je tente d’insuffler de manière subtile dans mon travail, je choisis la poésie, parce que c’est ce qui fait le sens de notre existence. Oublier la poésie ce serait oublier ce que nous sommes au plus profond de nous-même. Je choisis l’humour et la joie, parce qu’ils sont résistance. Je choisis aussi la désobéissance. Comme je peux, par-ci par-là. Je choisis, quand c’est nécessaire, de trahir les injonctions, les politiques. Je choisis de rester en mouvement. Je choisis de sortir de notre patho-adolescence, c’est-à̀-dire notre manque de réciprocité et d’humilité. Je choisis d’essayer, je dis bien d’essayer, d’oublier mon ego comme on oublierait son parapluie, simplement parce que les autres sont plus joli·e·s. Je choisis de réapprendre à̀ accueillir et élargir nos cercles d’identité.
Je choisis de prendre soin du vivant et de notre rapport au vivant. Je choisis la réconciliation entre les hommes et les femmes, c’est-à̀-dire le travail d’équilibre masculin-féminin chez chaque être humain. Je choisis de raconter de nouvelles histoires, qui ne font pas encore une fois appel aux mêmes ficelles apocalyptiques, ultra violentes et masculines. Et je choisis d’accepter la mort (y compris la fin de notre monde) parce que c’est la lumière complémentaire et pour se donner l’occasion de bien vivre ce qui nous reste à vivre.

Enfin, il faut savoir qu’en tant que spectatrice, je n’aime pas recevoir un discours moralisateur qui finalement m’inhibe et m’empêche d’agir. Chargée de tout ce qui se trame dans le monde, je cherche donc toujours à̀ créer des récits qui font appel à̀ un aspect plus sensible de l’esprit, plus intuitif et offrent la possibilité au public de « repenser » par soi-même et d’opérer, je l’espère, un changement, même minime.

La Pépinière :  « Le but inavoué de ce spectacle est clairement de sauver le monde. », ce que vous souhaitez faire en jouant sur l’absurde, avec une dimension poétique. Comment cela va-t-il se retranscrire sur scène ?

Juliette Vernerey : Je crois que le théâtre est un art puissant. La force d’imagination et la conviction des acteur·ice·s ne laisse aucune place au doute. Ce qu’ils font est nécessaire. Dans À l’affût, il en va de la survie des personnages et de celle de l’humanité. Et puis…ce désir de sauver le monde à tout prix me fait sourire. Personne ne sait ce qu’il arrivera demain. Nous sommes complètement dépassé·e·s par les problèmes du monde. Nous pensons avoir un contrôle total sur la planète. Nous nous débattons. Nous sommes ballotté·e·s en tous sens et au lieu de nous laisser glisser le long de la vie comme une truite d’eau douce le long de sa rivière, nous tentons à tout prix de nous agripper. Cette volonté, cette combativité parfois maladroites et cette illusion de contrôle me fascinent et j’aime en rire dans mes spectacles.

La Pépinière : La dimension écoresponsable et réflexive se retrouvera même dans la scénographie et dans les costumes. Que pouvez-vous nous en dire ?

Juliette Vernerey : Concernant les costumes, c’est Célien Favre, designer textile formé à la Cambre de Bruxelles qui m’accompagne dans mes créations depuis le début. Célien a créé sa propre marque « X Personnes Studio ». Il propose une mode écoresponsable et éthique, à base de tissus recyclés. Lors de mes créations, nous faisons également en sorte de travailler uniquement avec de la seconde main ou des matières recyclées. Notre défi est de ne rien acheter de neuf. Célien modifie des pièces (modernes) existantes et apporte la touche de fantaisie nécessaire pour créer chez les personnages le décalage que je cherche dans mon travail. Pour cette création, il était accompagné par Zoé Marmier, formée à la HEAD à Genève en design de mode. Le théâtre que je veux défendre se veut pauvre, élémentaire, mais jamais approximatif. J’aime le côté do it yourself, toujours habilement orchestré. Nicole Grédy, scénographe, a le chic elle aussi pour dégoter ou construire les éléments symboliques essentiels au spectacle en limitant au maximum les achats neufs.

La Pépinière : Il y aura aussi de la musique, avec notamment le chant choral mentionné dans le dossier de presse. Quel apport peut-elle avoir dans À l’affût ?

Juliette Vernerey : La musique, classique surtout, m’accompagne depuis toujours. Elle est une source de joie et d’inspiration profonde. Elle ouvre une dimension sacrée qui est fondamentale pour moi. Elle est omniprésente dans mon travail et choisie avec soin. Henri Purcell, Antonio Vivaldi, Gustav Mahler, Piotr Ilitch Tchaïkovski ou encore Arvo Pärt sont des compositeurs que j’écoute beaucoup. Dans cette pièce, nous nous sommes vite rendu compte que les ambiances sonores l’emporteraient sur de vrais « morceaux de musique ». Stéphane Mercier, ingénieur son, nous embarque quelque part dans le Grand Nord.  Là où ça caille et où la vie fourmille. Car oui, même dans les lieux les plus vides en apparence, la vie fourmille. Même si À l’affût est effectivement une partition chorale pour six acteur·ice·s, le chant n’a finalement pas trouvé sa place dans ce thriller polaire.

La Pépinière : Le spectacle est produit par le projet ParMobile, lié à la Compagnie L’Alakran d’Oscar Gómez Mata. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce projet ?

Juliette Vernerey : À l’automne 2021, j’ai eu la chance d’être approchée par la structure de création théâtrale Oscar Gómez Mata – Compagnie L’Alakran, qui m’a proposé d’entrer dans un projet de production et d’accompagnement artistique : le projet ParMobile. Oscar Gómez Mata – Compagnie L’Alakran a été co-fondée à Genève en 1997 et après 25 ans d’activité dans le domaine de la création théâtrale, qui lui a permis d’acquérir de l’expérience et une stabilité liée à une convention régionale dont elle bénéficie, elle a souhaité ouvrir un nouveau volet d’activité orienté sur la transmission des savoirs, qu’elle a nommé ParMobile, comme la part, la partie mobile de la compagnie. Ce projet s’inscrit dans une mise à disposition de l’ensemble de la structure de la Compagnie L’Alakran et de tous ses moyens de production au service de projets artistiques cette fois-ci non plus guidés par le travail artistique d’Oscar Gomez Mata, mais celui d’autres artistes en début de parcours professionnel. En insistant sur une charnière équilibrée entre la production et l’artistique, chaque projet est accompagné dans sa production, son administration, sa communication et sa diffusion avec un axe et un état d’esprit propice à la création théâtrale qui tient compte du contexte social et politique ainsi que des individualités et talents des artistes. À l’affût est donc une production ParMobile – Compagnie L’Alakran, coproduite par le TPR – Centre neuchâtelois des arts vivants, le Théâtre du Loup et la Compagnie de L’Impolie. C’est un modèle de soutien aux compagnies émergentes et j’espère que d’autres projets d’appuis suivront pour encourager la nouvelle génération.

La Pépinière : Juliette Vernerey, un immense merci pour cet échange très riche. On se tient donc À l’affût dès le 21 mai au Théâtre du Loup !

Propos recueillis par Fabien Imhof

Infos pratiques :

À l’affût, de Juliette Vernerey et Lionel Aebischer, projet ParMobile – Compagnie L’Alakran, du 21 au 26 mai 2024 au Théâtre du Loup.

Mise en scène : Juliette Vernerey

Avec Jeanne Dailler, Pierre Gervais, Pénélope Guimas, Samuel Padolus, Patric Reves et Juliette Tracewski

https://theatreduloup.ch/spectacle/a-laffut/

Photos : © Guillaume Perret

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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