Les réverbères : arts vivants

De courses en danses et suspensions

Exécutée sur des œuvres pianos minimalistes et répétitives de Julius Eastman, Outsider de Rachid Ouramdane combine constellations et portés réitérés du corps de ballet du Grand Théâtre au sol avec des glissandos de funambules highliners.

Pareils à des vols d’oiseau, les interprètes d’Outsider alignent les courses échevelées en diagonale, s’agrégeant pour mieux se séparer et tournoyer. Des stases en suspensions voient les silhouettes dansantes lever les bras écartés, d’extases en équilibres. Au détour d’Outsider, ces grappes de danseurs et danseuses évoluent par constellations. Ou plutôt par murmuration, un mot que le chorégraphe Rachid Ouramdane convoque au fil de ses dernières créations.

Soit une façon d’être continûment immergé dans le mouvement par nuées semblant évoluer sur le fil de l’imprévu erratique tout en restant d’une belle esthétique. Les portés font montre d’une grande variété. Corps glissés, tournoyant autour d’un danseur pivot en glissant sur le sol. Corps projetés en chute douce sur une ligne de crète formées d’interprètes et pendulant telle l’aguille d’un métronome. Corps s’extrayant d’un monticule de porteurs telles de vigies de boîtes à musique. À contre-jour de leurs pensées, les danseuses prennent alors des poses sculpturales, leurs bras ondulant lentement à la manière d’algues.

Rachid Ouramdane, nommé en avril 2021 à la tête de Chaillot – Théâtre national de la Danse, se distingue par son approche interdisciplinaire. Avec Outsider, le chorégraphe orchestre une rencontre singulière entre le Ballet du Grand Théâtre de Genève et des athlètes de disciplines extrêmes. L’artiste, fasciné par la notion de chute — tant littérale que métaphorique —, lui préfère celle d’élévation de corps surgissant de grappes, essaims ou nuées comme fil conducteur de sa chorégraphie sérielle, examinant le point où l’harmonie se fracture, révélant ainsi la fragilité inhérente à toute virtuosité.

Scansions graphiques

Si en ce premier week-end de mai, la cité du bout du lac révélait son incroyable dépendance au transport motorisé bloqué sur une partie de ville par un marathon, Outsider se manifeste d’abord par une indéniable puissance graphique et plastique. Fuselés dans leurs justaucorps noirs et chair, les danseurs et danseuses sillonnent la scène immaculée en tous sens. Des courses rectilignes inlassablement reconduites. De cour à jardin. Se développent simultanément des monticules d’interprètes en grappe portant une interprète littéralement soulevée telle une vigie, balise scandant l’espace.

De scansion, il est amplement question dans cette création. Voyez les filins tendus entre cintres et terre striant l’espace tout évoquant de loin en loin les portées d’une partition musicale. Ces fils sont parcourus par des acrobates funambules – deux femmes, deux hommes – tour à tour assis ou progressant debout sur leur ligne de vie. L’interaction avec les danseurs se borne alors à des regards du bas vers les évolutions du haut. Et un déplacement latéral d’une skyline surplombant exactement un danseur marchant en contrebas.

Louise Lenoble, musicalité aérienne

Le casting highliner compte en son sein Louise Lenoble. À la fin vingtaine, la jeune femme est l’une des plus impressionnantes spécialistes du leashfalling. Soit une discipline épuisante qui soit. Elle consiste à multiplier les chutes comme au sein d’un cluster, ou motif en boucle. Son anatomie part comme un soleil vers l’arrière ne cessant de remonter à son axe cordé. S’y juchant un temps pour mieux replonger. Tel est ce combat exacerbé de l’athlète avec la corde et ses limites. Bien qu’elle n’en passe pour Outsider que de trop rares figures par de superbes ralentis cascadant et pendulant au bout de sa longe, la douceur émolliente étant souvent la marque de fabrique des évolutions de ces funambules en apesanteur.

Nus pieds, Louise Lenoble se retourne lentement pour emprunter une direction inverse toujours sur le même filin suspendu de six centimètres de large. Médusé, l’œil piste son parcourant. On se remémore alors que cette ancienne étudiante en médecine a tout lâché pour mener une vie à la dure sillonnant les spots de son sport, qui est aussi philosophie de vie, avec son seul sac à dos.

Eastman, l’outsider

L’ambiance sonore et visuelle de cette création puise également dans l’héritage de Julius Eastman (1940-90), compositeur américain dont l’œuvre est un cri contre les marginalisations. Eastman, figure de l’avant-garde minimale de New York, s’est distingué non seulement par son audace musicale mais aussi par ses luttes contre les oppressions raciales et sexuelles. Sa vie fut celle d’un martyr au caractère mal tempéré, ouvertement gay, junkie. Il sera fauché par le HIV perdu dans une misère noire.

La musique d’Eastman ajoute une dimension supplémentaire à cette exploration. Ses pièces, telles que Gay Guerilla et Evil Nigger, se caractérisent par une répétitivité hypnotique qui s’accorde parfaitement avec les mouvements des danseurs, en apportant une intensité émotionnelle qui souligne les thèmes de l’œuvre. Eastman a infusé ses compositions d’une vitalité presque électrisante. Malgré le fait que son œuvre demeure largement méconnue et que ses partitions, souvent perdues ou abandonnées comme lui-même l’a été, soient rares et complexes à interpréter faute de directives claires sur ses techniques de notation.

Ses compositions pour pianos se révèlent souvent très dansantes. Les membres du Ballet du GTG les exécutent souvent en synchronie gestuelle avec la musique. Celle-ci résonne avec une poignante profondeur, enrichissant le paysage scénique de la pièce. Sa vie, marquée par la précarité et un destin tragique, fait écho aux thématiques d’Ouramdane, notamment dans sa façon d’intégrer des récits de vie au cœur de la chorégraphie.

Scénographie en lignes

Outsider, une œuvre qui s’inscrit dans la continuité de ses précédentes créations telles que Tout Autour (2014) et Murmuration (2017), illustre parfaitement l’évolution de l’approche du chorégraphe. Ce spectacle, qui intègre donc une dimension athlétique prononcée avec la participation de figures telles que Nathan Paulin, funambule de haute voltige, repousse les limites physiques et expressives du ballet. Le spectre de la performance s’étend, capturant la tension entre la chute libre et le contrôle, tout en reflétant des états de méditation et de vulnérabilité.

Dans Outsider, la scénographie joue un rôle crucial, les jeux de lumière passant des atmosphères pastels, jaune, orangée, bleu, striées par les noirs fils des highliners, modulant tout un jeu de regards cadrés et décadré entre le haut et le bas. Les danseurs et danseuses, en interaction constante, explorent l’espace entre elles et eux, tantôt en mouvement synchronisé, tantôt en opposition, illustrant la dualité entre l’individu et le collectif. Sur les magnifiques notes perlées, douces et intranquilles, profondes et graciles en  suspens et résonance d’Eastman, ce que font découvrir les highliners Daniel Laruelle, Louise Lenoble, Tania Monier, Nathan Paulin, allongés sur leurs filins, une jambe et un bras pendant dans le vide, ce sont de nouvelles manières inédites de balayer un paysage du regard, d’en éprouver les lignes, plans et le champ de profondeur. « Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est. », écrit Marcel Proust dans Du côté de chez Swann.

Rachid Ouramdane, à travers ses créations, continue de questionner les limites de la danse, utilisant le corps en mouvement pour explorer des thèmes de résilience, de vulnérabilité et de communauté. Chaque nouvelle pièce est une occasion de réaffirmer son engagement envers une danse qui sert de miroir à la société, mettant en lumière des récits souvent ignorés et célébrant la capacité humaine à transcender les frontières géographiques et culturelles tout en mettant en mouvement un peuple des solitudes en marches surplombé des équilibristes aux bras balanciers au gré de l’un des ultimes tableaux scéniques d’Outsider.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Outsider, Création mondiale au Grand Théâtre de Genève, du 3 au 6 mai 2024

Chorégraphie : Rachid Ouramdane

Musique : Gay Guerilla et Evil Nigger Julius Eastman

Scénographie : Sylvain Giraudeau

Lumières : Stéphane Graillot

Costumes : Gladys Duthil.

Intervenants : Hamza Benlabied, Airelle Caen, Clotaire Fouchereau. Ballet du Grand Théâtre de Genève (Yumi Aizawa, Céline Allain, Jared Brown, Adelson Carlos, Anna Cenzuales, Zoé Charpentier, Quintin Cianci, Oscar Comesaña Salgueiro, Diana Dias Duarte, Armando Gonzales Besa, Zoe Hollinshead, Julio León Torres, Mason Kelly, Riccardo Macedo, Emilie Meeus, Léo Merrien, Stefanie Noll, Juan Perez Cardona, Luca Scaduto, Sarah Shigenari, Geoffrey Van Dyck, Manuel Vega, Madeline Wong).

Highliners : Daniel Laruelle, Louise Lenoble, Tania Monier, Nathan Paulin. Pianos : Adrián Fernández Garcia, Pilar Huerta Gómez, Lucie Madurel, Luca Moschini, direction : Stéphane Ginsburgh.

https://www.gtg.ch/saison-23-24/outsider/

Photos : ©Gregory Batardon

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