Junkie de Dieu
Au Théâtre Pitoëff, jusqu’au 13 février, se joue Martyr, l’histoire de Benjamin qui, en défenseur d’une lecture radicale des écritures saintes, cherchera par tous les moyens d’imposer ses certitudes autour de lui et à élimer ses détracteurs. Un spectacle nécessaire, important.
D’emblée, en entrant dans la salle, on est happé par la lumière une nouvelle fois remarquable de Danielle Milovic : un plafonnier de vingt-et-un néons, comme une esthétique déiste laissant à penser que la clarté viendrait du ciel… En même temps, on est séduit par le minimalisme de la mise en scène qui permet la mise en valeur du jeu d’acteur·trice·s en mettant chacun·e à nu, au propre comme au figuré…
Raphaël Archinard joue donc Benjamin, adolescent allemand ténébreux, gueule d’ange et corps christique. Puissamment habité dans cette longue glissade vers un fanatisme religieux exacerbé, sa présence cimente l’ensemble du spectacle. Le metteur en scène Elidan Arzoni a ainsi révélé un acteur prometteur. Et s’il lui avait proposé une palette plus nuancée en variant le volume et les intonations ? N’aurait-il pas été aussi intéressant de mesurer le vertige du texte en interprétant certains passages avec moins d’extase ? En normalisant par exemple certains prêches extrémistes, à l’instar de ces discours de « reconquête » qui, sous des airs politiquement corrects, font diablement froid dans le dos ?
Sophie Broustal, qui joue la mère de Benjamin, est magnifique de fragilité. Elle cherche à comprendre cet enfant qui lui échappe. Le vide qui les sépare n’a d’égal que la tendresse qui persiste entre eux malgré tout. Surgit alors la (presque) petite copine Lydia (pétillante Lylou-Mélodie Guiselin) que d’aucuns qualifieront de dévergondée alors que d’autres n’auront comme seul rêve que de toucher les seins de son culte voué à une jeunesse vibrante d’impertinence.
Pour compléter le tableau, restera à découvrir l’ambiguïté amicalo-amoureuse de celui que Benjamin désigne comme son disciple, le fidèle Georg, subtilement campé par Loïc Valley, qui offre un contre-point léger et complexe à la dramaturgie. L’humour, nappé de cynisme, n’est d’ailleurs jamais bien loin. On oscille ainsi entre drame existentiel et comédie satirique sans verser dans une pesanteur présente dans nombre de nos cérémonies religieuses.
En deuxième ligne, le trouble proviseur (sinueux François Nadin), l’étrange et inconsistant homme de foi (sobre Laurent Sandoz), le prof de sport en maillot de bain et de corps (poilant Thomas Laubacher) et son amante d’enseignante en biologie (têtue Camille Edith Bouzaglo) complètent la Cène qui va peu à peu partir en sucette, à l’image de celle de Lydia.
La pièce de Marius von Mayenburg, figure moderne du théâtre germanique, nous dévoile les mécanismes de l’intégrisme à partir d’un angle de lecture radical du Livre. Le propos est sensible, politique, philosophique et questionne avec brio le serpent de mer du respect des droits fondamentaux de nos démocraties, à savoir : « Jusqu’où devons-nous essayer de respecter les idées de l’autre ? »
La dérive mystique de Benjamin, au-delà d’une critique acerbe des religions, permet aussi le procès de nos sociétés contemporaines occidentales en perte de repères. Au banc des accusés : des parents démissionnaires en proie avec leurs démons (la violence, la solitude, l’alcool, …), une école permissive qui oscille entre évolutionnisme et créationnisme (les injonctions paradoxales du proviseur ont de quoi rendre fou le plus sensé d’entre nous), une église figée dans une bien-pensance et un missionnariat déconnectés des réalités (mais tant qu’il y a une bonne soupe à manger pourquoi se priver, n’est-ce pas père Menrath ?) et un immobilisme paternaliste gangréneux sur la représentation des différences (pauvre Georg qui cumule un handicap avec une identité sexuelle alternative, pauvre professeuse de biologie ridiculisée tous azimuts par les phallocrates), …
On le lit, les thématiques abordées donnent une forte densité au spectacle. Sans parler de celles traitées plus en filigrane : le fascisme, l’homophobie, l’antisémitisme, … Le rythme est pourtant fluide à travers les vingt-sept tableaux de la pièce (en référence aux livres du nouveau testament). On le doit à la clarté de la direction d’acteur·trice·s ainsi qu’à l’engagement solide de l’ensemble de la troupe. Il est par ailleurs bienvenu que la focale soit ici mise sur le catholicisme. Cela nous permet de balayer pour une fois devant notre porte tout en prenant conscience que les rouages de l’extrémisme n’épargnent aucune religion.
À n’en point douter, le texte de Mayenburg aurait plu au grand Dario Fo, pourfendeur de l’Église et défenseur de la spiritualité. Car d’Allemagne en Italie en passant par la Mauritanie, la Birmanie ou l’Inde, c’est bien lorsque Le Livre nous enferme dans un endoctrinement lobotomisant que nous sommes à l’exact opposé d’une transcendance propice à donner sens à « nos terribles chances d’exister »[1].
Allez voir ce spectacle, nécessaire, important. Nonobstant un parti pris qui aurait mérité plus de concision – mais c’est presque une lapalissade dans le milieu théâtral d’aujourd’hui – vous en ressortirez riche d’émotions et de pensées sur un enjeu sociétal essentiel, celui de la place du divin dans ce XXIème siècle dont André Malraux prédisait, visionnaire énigmatique d’une crise des valeurs, qu’il « sera religieux ou ne sera pas… » Nous y sommes.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Martyr, de Marius von Mayenburg, du 25 janvier au 13 février 2022 au Théâtre Pitoëff.
Mise en scène : Elidan Arzoni
Avec Raphaël Archinard, Camille Edith Bouzaglo, Sophie Broustal, Lylou-Mélodie Guiselin, Thomas Laubacher, François Nadin, Laurent Sandoz et Loïc Valley.
Un spectacle de la Cie Métamorphoses
Réservations : pitoeff.goshow.ch
Photos : © Raphaël Harari
[1] Frankétienne