Les réverbères : arts vivants

La dernière rencontre décisive entre deux sœurs ?

Sur la scène nue de la Maison Saint-Gervais se joue la (dernière ?) rencontre entre deux sœurs. Amour ? Haine ? Mépris ? Les sentiments se mélangent dans Nous par le ciel si bas, une forme de drame en huis clos, imaginée et mise en scène par Julien Mages.

Tout commence par le monologue de l’aînée (Fiamma Camesi), qui raconte sa naissance, puis celle de sa sœur cadette (Marika Dreistadt), et la relation complexe engendrée dès le début. L’aînée joue le rôle de mentor, mais bien vite se développe une forme de supériorité, voire de mépris qui s’installe à l’égard de sa jeune sœur. Voilà pour le cadre de départ. Mais alors que les deux ne seront jamais nommées, gardant leurs qualificatifs d’aînée et de cadette, nous voilà des années plus tard, alors que la plus jeune des deux rend visite à l’autre. La cinquantaine approche, et l’aînée vit recluse, jamais remise de la mort du père. Il s’agit peut-être de leur dernière rencontre, du moins plusieurs signes semblent le montrer. L’occasion est donc toute trouvée de délier les langues, de se dire enfin les choses. Assistera-t-on à un déchirement total, sans retour possible, ou, au contraire, à la réconciliation tant attendue ?

Scène et mots à nu

L’absence de décor perturbe dans un premier temps, lorsqu’on voit Fiamma Camesi, appuyée contre le mur côté jardin, débuter son récit. Marika Dreistadt attend bien sagement, dans la pénombre à cour. Le plateau paraît alors immense, et on se demande comment elles vont parvenir à l’occuper, à l’habiller pour rendre le texte vivant. Nos doutes sont rapidement écartés, car cette question passe finalement au second plan. Les mots de Julien Mages dégagent une grande force de suggestion, avec un texte à la fois très imagé et lacunaire. À nous, spectateur·ice·s de combler les espaces blancs des phrases qui ne se terminent pas, comme jetées au vent. Il y a quelque chose de très poétique dans cette langue, dont les sonorités sont à la fois musicales et parfois très crues. On entend et on voit les lieux évoqués, les souvenirs, mais aussi l’état de la relation, dans les dialogues avant tout, mais aussi dans les passages de narration. C’est comme si, chacune à leur tour, les deux sœurs verbalisaient des didascalies, ces indications scéniques qu’on ne prononce normalement pas, endossant ainsi un rôle de narratrices, qui nous apportent quelques éléments complémentaires pour comprendre de quoi il retourne dans cette histoire.

On aurait alors presque envie de fermer les yeux, pour se laisser porter par les mots et faire place à notre imaginaire, en tentant d’habiller cette scène nue, de se représenter l’intérieur de cette maison où les deux protagonistes discutent et se disputent. On pourrait se contenter d’entendre les mots, seuls, tant les deux actrices leur donnent la vigueur qu’il leur faut. Mais on passerait à côté du subtil jeu de lumières imaginé par Dominique Dardant, qui joue sur les effets de luminosité et de pénombre, comme pour suggérer l’avancement de l’heure, dans ce temps contracté par l’urgence de se parler, ou de retenir ce qu’on a à se dire. Les gestes et les déplacements de Fiamma Camesi et Marika Dreistadt nous resteraient également hermétiques, si on se contentait des mots qu’elles prononcent. Car la partition qu’elles ont imaginées sur ce plateau apporte aussi beaucoup au propos, illustrant l’émotion dans laquelle chacun se trouve, entre colère, désespoir, tristesse, mépris, agacement… Les rires fusent également, comme une thérapie pour ne pas faire face au deuil du père disparu, à la dureté de cette relation qui les fait souffrir toutes les deux. L’aînée le dit ailleurs, se remémorant les obsèques : « On n’a jamais autant ri qu’après sa mort. » Paradoxal ? C’est le parti qu’elles ont pris, rire pour ne pas pleurer.

Une histoire intime qui nous parle

Le jeu et les mots prononcés par Fiamma Camesi et Marika Dreistadt reflètent une situation bien précise, qu’on comprend petit à petit, au détour des dialogues, mais aussi des parties narrées. Les deux jouent du piano, l’aînée se voyant comme un génie que sa sœur, pourtant promise à une grande carrière, n’a pas pu suivre, car tombée dans la drogue durant l’adolescence. Après la mort du père, l’aînée s’est isolée, la relation avec la mère est également devenue compliquée… Ce qu’on retient, c’est surtout le jeu, très réaliste des deux comédiennes. Avec ces phrases écrites de manière très naturelle, loin des envolées lyriques de certains textes – bien que les mots et les formules choisies soient magnifiques – un lien privilégié est créé avec le public, qui entre dans cette forme d’intimité, comme si on ne se trouvait plus vraiment au théâtre, mais qu’on assistait à une scène de la vie ordinaire. Beaucoup se joue alors dans les non-dits, mais aussi dans certaines paroles prononcées sans sincérité, comme si l’une disait ce que l’autre voulait entendre. Mais les deux sœurs se connaissent si bien, qu’elles décèlent immédiatement lorsqu’un mot n’est pas sincère. Ce sont ces interstices qui comptent vraiment. Et l’on comprend que la cadette voue une forme d’admiration envers sa grande sœur, et qu’elle ne souhaite qu’une chose : que cette dernière lui dise enfin qu’elle l’aime.

Nous par le ciel si bas, si intime soit-il, crée une forme de rapport universel à ce qui est raconté sur le plateau de la Maison Saint-Gervais. On se reconnaît dans certains éléments, dans des parties du dialogue, de la relation. On retrouve quelque chose de nous, d’un·e proche, qu’il s’agisse d’un·e ami·e ou d’un·e membre de notre famille. Les mots de Julien Mages et l’interprétation de Fiamma Camesi et Marika Dreistadt font que quelque chose résonne en nous. L’adresse au public, presque constante dans la façon dont le spectacle a été mis en scène nous fait entrer dans cette forme d’intimité, réduisant la distance normalement créée par le quatrième mur. Inévitablement, nous sommes touché·e·s par quelque chose, ne serait-ce qu’une phrase, qu’un mot, qu’un geste.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Nous par le ciel si bas, de Julien Mages, du 14 au 18 février 2023 au Théâtre Saint-Gervais.

Mise en scène : Julien Mages

Avec Fiamma Camesi et Maria Dreistadt

https://saintgervais.ch/spectacle/rivieres

Photos : © Sylvain Chabloz

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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