La frontière du réel
Trois auteurs très différents questionnent le réel – chacun à sa manière. Entre expérience enseignante, amour de l’espace urbain et vieille demeure patricienne, Daniel Deshusses, Michel Simonet et Mélanie Chappuis vous proposent de voguer de poésie en fantaisie, de réalité en rêverie…
Enseigner pour faire grandir
« Il y a ceux qui claquent les portes, ceux qui s’avancent en silence, il y a ceux qui vivent en peignoir de bain, celle qui portent le tchador, celles qui sont tatouées d’une croix sur le front, celles qui rouspètent, celles qui rient et celles qui ne pourront plus jamais sourire. » (p. 50)
Ce microcosme, c’est celui que Daniel Deshusses, professeur de travaux manuels, a côtoyé pendant vingt-quatre ans. À dix-huit ans, il devient constructeur de bateau : sa passion ! Un incendie ravage son atelier ; il se reconvertit : en 1985, le voilà engagé au DIP dans une classe expérimentale. Le but ? Préparer de jeunes requérants d’asile à la vie professionnelle, en leur permettant d’acquérir les bases de calcul et de français, tout en étant formés au travail d’atelier. Au fil de son expérience, Daniel en rencontrera des dizaines : discrets, éclatants, virulents, timides, renfermés, expansifs… Certains ont une histoire, d’autres la taisent – ou encore la transforment, jusqu’à l’oublier parfois. Ils se nomment Maria, Methin, Cicero, Ahmed ou José : d’Erythrée, de Turquie, du Soudan, de Thaïlande, d’Algérie ou du Portugal, ils se sont retrouvés à Anières.
Avec pudeur et vérité, Daniel Deshusses leur rend hommage dans Portraits, un recueil d’éclats de vie épars. Sans condescendance, il dit le quotidien de ces classes pas comme les autres : les joies et les victoires (la construction commune d’un abribus, les camps de ski annuels, les diplômes obtenus), mais aussi les drames et les difficultés – le soudain silence d’Assia, le mariage discutable de Pat Long ou le renvoi en Turquie de Mehmet, pourtant parfaitement intégré. Un autre regard sur l’exil et sur cette Suisse qu’on ne veut pas toujours voir…
Balayer pour rencontrer
« Balayeur de rue. Ou cantonnier, opérateur écologique, homme de ménage en plein air, concierge de quartier, hygiéniste du trottoir, péripatéticien du char, […], propeur, déchétarien ordurien, mégoïste philanthrope, et pour finir, le valorisant “technicien de surface” […] » (p. 13)
Voici quelques termes employés pour décrire la réalité authentique d’un métier qu’on voit fleurir dans nos rues: celle de l’employé municipal, vêtu d’orange et armé d’un balai qui, jour après jour, nettoie sans relâche les saletés citadines laissées par des concitoyens peu scrupuleux. Cette réalité, c’est celle de Michel Simonet : cantonnier à Fribourg, il arpente sa ville du printemps à l’hiver, de l’aube au crépuscule. Qu’il neige, qu’il vente, qu’il souffle ou qu’il cuise, il est fidèle au poste – et, chaque matin, attache poétiquement une rose à son chariot : offerte par les fleuristes de la place, la fleur fait un pied-de-nez odorant aux déchets, tout en s’attirant la bienveillance des passants…
Une rose et un balai : c’est le titre sous lequel Michel Simonet livre ses historiettes de rue, redonnant dignité et humanité à un métier hélas souvent peu valorisé – sauf en période de COVID-19 ! Balayeur philosophe, cantonnier lettré, il joue les poètes, parodie Prévert et signe « Joachim du Balai ». Humour, simplicité et esprit pratique sont les maîtres-mots de celui qui a choisi la voie du balai comme un sacerdoce. Si l’on peine parfois, à la première lecture, à saisir tout le sel de ses jeux de langues, on est vite happé par la réalité qui est la sienne – et on se prend à rêver de croiser, un beau matin, un tel cantonnier au cœur de Genève.
Questionner pour mieux habiter
« J’étais leur bonne Michée, leur brave Michée, leur sage Michée, j’étais celle qui connaissait les plantes, soignait les maux de l’âme ou du corps avec de la verveine, de l’herbe de la Saint-Jean, de la sauge ou du romarin, j’étais celle qui touchait et apaisait, massait et soignait, celle qui blanchissait le linge, purifiait les âmes. » (p. 47)
Michée Chauderon, la dernière personne à être brûlée pour sorcellerie à Genève en 1652 ; Emma Vieusseux, auteure genevoise morte au début du XXe siècle. Ces deux femmes hantent les sentiers, les jardins et les chemins du quartier d’Aïre – à deux pas du Rhône, à trois de la ville. Ces femmes, ce sont celles que rencontre Mélanie Chappuis, romancière et journaliste habitant la belle demeure dite la Châtelaine. Sur cette propriété ce sont succédées de grandes familles enracinées dans la cité de Calvin : Chouet, Thuillier, Bontemps, Vieusseux, Masset… et aujourd’hui Chappuis.
Un thé avec mes chères fantômes est un roman étrange – de par son fond, d’abord : Mélanie Chappuis y explore l’histoire de la maison où elle vit aujourd’hui, en compagnie de Zep (dont quelques dessins illustrent d’ailleurs l’ouvrage, en regard avec des illustrations d’Emma Vieusseux). Le jardin, les vignes, la grande allée bordée d’arbres, les rives du Rhône… les lieux pulsent des souvenirs du passé. Grâce à un important travail d’archives et une plume bourrée d’imagination, Mélanie ressuscite Emma, ancienne habitante de la Châtelaine, et Michée, dont une rue toute proche porte le nom. La forme, ensuite, étonne : après une entrée en matière historique rédigée à par l’historienne Anne Bruchez, le récit commence. Dialogue, monologue, description, théâtre et métadiscours se succèdent, dans un rythme qui déroute et donne parfois l’impression de perdre le lecteur. Mais heureusement, Mélanie Chappuis est là pour le rattraper et lui offrir un ouvrage bref, qui respire l’odeur des temps passés et de ceux à venir – d’une Genève qui a été, qui est… et qui sera.
Magali Bossi
Références :
Daniel Deshusses, Portraits, Le Lys Rouge et l’Ancre Bleue, 2015. [Photo : Portraits]
Michel Simonet, Une rose et un balai, Faim de Siècle, 2016. [PHOTO : Une rose et un balai]
Mélanie Chappuis, Un thé avec mes chères fantômes, Genève, Encre Fraîche, 2016.
Photo : © Magali Bossi