La lame et la fleur
Ou les armes de la vie – Les quatre portraits de Rainer Maria Rilke, par Mehdi Duman – Compagnie Divisar au Théâtre de l’Etincelle, jusqu’au 4 février
Les productions issues de la période du COVID émergent les unes après les autres. Cette modification de notre temps a donné de l’espace à d’autres activités dont la rêverie, la flânerie, peut-être la paresse et parfois l’ennui. Mehdi Duman s’est approprié ce temps pour ses réflexions de promeneur avec un livre à la main. Le comédien et danseur découvre Rainer Maria Rilke dans le silence d’une déchirure personnelle. La puissance des textes du poète philosophe, du poète lyrique voire mystique ayant beaucoup marqué Mehdi Duman, il la reçoit aussi dans son corps et c’est ce double ressenti qui s’exprime dans ce spectacle.
La venue d’un chevalier en armure sur roulement de tambour psalmodiant qu’il faut fuir le destin tout en l’appelant invite le public à le suivre, rose à la main afin qu’il les dépose sur l’armure dont le narrateur s’est défait sur scène. Il y a ici comme un geste de deuil après la mort du guerrier.
Rilke, poète magique, ambassadeur de l’imagination porte le comédien dans ses premiers pas de danse qui soutiennent les poèmes dits en français ou dans leur langue originale allemande, parfois sous-titrée par le personnage. Un premier tableau expressif, gêné par un micro avec fil qui semble bloquer le danseur dans ses mouvements. Dommage. Cependant, ce dernier retrouve sa pleine expression une fois les mains libérées. À noter un joli jeu sonore avec l’objet filaire.
Sur les scènes, les éléments disparates prennent vie les uns après les autres selon la volonté de Mehdi Duman qui est de faire apparaître leur sens telle une découverte. Ainsi, un personnage puissant sort de terre portant un étrange habit du passeur face au Styx fait de haillons à la lourde cuculle. Le poème est dit dans la salle. Les murmures de ceux qui connaissent le texte soulignent les vers avec leur plaisir de les dires eux aussi du bout des lèvres. Il y a quelque chose d’émouvant dans le public en plus du silence. Mehdi Duman réussit son vœu ; que les spectateurs soient avec lui les porte-parole du poète.
Le figuier, arbre maudit par Jésus et symbole de chasteté est cueilli avec les vers du poème de Rilke : Die sechste Elegie, la sixième Elégie consacrée à l’arbre porteur de fruit violet. « Un arbre s’éleva alors. Ô la pure surélévation ! Ô Orphée qui chante ! Ô arbre haut dans l’oreille ! Et tout était silence !»
Ainsi, l’utilisation de la troisième dimension verticale complète une quatrième qui est concrétisée par la puissante illustration sonore du spectacle (Jean Faravel) et des musiques d’accompagnement (Louis Delignon).
C’est ainsi que les spectateurs sont transportés à Paris. L’illustration sonore d’une circulation de boulevard dense et folle, marquée par les sirènes et bruit ambiants se termine dans le brouhaha d’une brasserie. «Paris ! C’est donc ici que les gens viennent pour vivre » s’étonne Rainer Maria Rilke.
Ici, le comédien évoque les longs séjours du poète dans la capitale où il fut le secrétaire de Rodin et l’admirateur de Cézanne dont l’œuvre picturale provoquât chez lui un choc émotionnel profond. Mehdi Duman réussi à donner avec une chaise et une table la sensation des émotions du poète, encore une fois accompagné des bruissements de plaisir issus de la salle avec une très jolie évocation d’une nature morte du peintre.
Les objets de scène toujours en lien, toujours animés sont issus d’un décor d’origine assez disparate, confus et vide de sens apparent. Toutefois, tels qu’ils se présentent une fois rassemblés, ils ressemblent à une arrière-boutique d’antiquaires ou de brocanteurs ; un régal pour chineurs. Ces objets, ainsi pêle-mêle symbolise l’image des mots reçus, des poèmes évoqués dont ils ne restent pour ceux qui ne les ont pas appris ou connus, qu’un empilement de sensations.
Un spectacle dont il convient de relever l’énergie et sa capacité à surprendre, matérialisé par une magnifique image de fin.
Jacques Sallin
Infos pratiques : Les quatre portraits de Rainer Maria Rilke, du 26 janvier au 4 février 2023, à la salle de l’Etincelle
Conception et jeu : Mehdi Duman
Photos : © Gregory Maillot et © Pascal Montjovent