Les réverbères : arts vivants

Chemises pour moutons gris

Jusqu’au 29 janvier, à la Comédie, se jouait le propos multiséculaire d’une relation familiale irréconciliable, l’affrontement entre deux frères ennemis sous la figure autoritariste du père trépassé. C’est Jouer son rôle, un combat cathartique, tout en complexités et paradoxes, écrit, mis en scène, interprêté, éclairé et sonorisé par une équipe « work in progress » qui démontre avec talent que le tout est bien plus que la somme des parties.   

« J’aimerais faire quelque chose pour toi
Non, j’aimerais faire quelque chose pour moi
Pour lui
Pour maman
Te prêter une chemise
Tu accepterais ça de moi ?
Juste une chemise
J’en ai plusieurs dans ma voiture
Grises ou noires à ta guise… »

Aller au théâtre est souvent affaire de résonances. Surtout quand le sujet est au centre de nos vies. La famille, la fratrie, les parents, la mort…Et le rôle que chacun·e joue dans le grand théâtre de l’existence.

Le très fort texte de Jérôme Richer oppose un frère, a priori le symptôme de la famille, celui justement qui refuse de jouer son rôle, au mouton blanc, l’autre frère, celui qui est censé aller bien… alors que les choses sont bien plus compliquées que cela. L’un marche dans les pas (de droite) de son père, l’autre a pris des sentiers (africains) détournés. L’un est le préféré, le révolté.  L’autre l’héritier, le fortuné. Les deux sont blessés. Ils ne sont d’accord sur rien : la mondialisation matérialiste, les idéologies politiques, le tiers-mondisme écœurant, l’écologie, l’amour, …  C’est un classique de la systémique des interactions familiales. Prisonniers de tant de projections. On se croirait dans la cuisine de mes parents… Nombreuses en effet sont les familles (Widmer, 1999, p. 24)[1] qui s’organisent autour d’un·e des leurs rencontrant des difficultés. Les autres rôles se distribueront alors à partir de celui-ci, dès lors occupé. Et c’est ainsi que le reste de la fratrie fonctionnera comme mouton·s blanc·s, au prix souvent d’une impossibilité d’exprimer leurs propres souffrances.

Qui sont-iels, ces moutons blancs dans l’ombre d’un mouton noir familial ? Vous, lui, elle, moi ? Un peuple anonyme qui s’efface. Pour laisser le premier rôle à l’autre sur la scène de la souffrance. Et cette foule non reconnue devra alors se contenter du peu d’espace qui reste pour tenter de vivre des intériorités décoiffées sous le shampoing de pelages immaculés et bien brossés.

Le spectacle signé Jean-Yves Ruf gagne donc déjà sa pertinence par le fait que nous sommes beaucoup à être concernés par cette « guerre des moutons ». L’histoire, sobrement interprétée par deux acteurs criants de vérité (l’hustérien Thibault Evrard et le coluchien David Gobet), réhabilite le fait que nos pelages de moutons blancs passent aussi à la tondeuse douce et brusque de la réalité, cette réalité qui nourrit autant qu’elle tache, qui caresse autant qu’elle blesse et avec laquelle nous avons tous à nous coltiner.

« J’en veux pas d’tes chemises
J’en veux pas du rôle du fils aimant et éploré

J’en veux pas parce que moi
Ne pas assister à ça
Ne pas jouer mon rôle, comme tu dis
C’est ce qu’j’voulais
Disparaître
N’pas donner signe de vie
Brûler par mon absence… »

Ainsi, dans la salle, un public bigarré, composé de moutons noirs et blancs. Et sur le plateau, deux frérots formidables de maladresses – peut-être finalement pas si différents que cela – qui s’affrontent autour du cercueil de leur père. La présence du cadavre à vue est dérangeante. On aurait pu être tenté par une option scénograhique plus symbolique… mais à bien y réfléchir, à tenter d’approcher les intentions de mise en scène, on se rend compte que cela est cohérent. En effet, on ne se parle pas de la même manière en présence du mort, dogme d’autorité au-delà du trépas, que s’il n’est pas là. La libération de la parole et la violence des échanges demeurent contenus dans la solennité du moment. CQFD. Et le désagréable de la vision du corps du père renforce alors la dramaturgie de l’ensemble. Il y a d’ailleurs plusieurs adresses au défunt qui laissent même parfois présager un contact tactile avec le macchabée. Mais ne spooions pas plus avant l’histoire…

Ce qui est saisissant, c’est le jeu des croyances réciproques. Chaque frère fait semblant d’avoir oublié que l’autre est bien plus que les clichés qu’il lui accole. Et comme on stigmatise ce que l’on ne connaît pas pour se protéger dans nos constructions identitaires – plutôt que prendre le risque de les mettre en question – la relation se transforme en impasse. Il faudrait oser baisser les carapaces, sortir des clichés figés pour que ces deux frères aient l’opportunité de se rencontrer autrement. L’espoir est mince. Il demeure pourtant derrière toutes ces années de rancœurs. Autour de l’électrochoc de la mort du père, on sent qu’il y a un potentiel de redistribution des cartes dans le jeu familial. Et on le souhaite. Pour eux comme pour nous…

De prime abord froid – logique pour un funérarium – l’espace de jeu va se transformer en continu sous la magie des lumières de Christian Dubet. Rarement un travail d’éclairage aura atteint ce niveau d’excellence dans sa capacité à créer des ambiances qui passent par toutes une palette de températures, textures et découpes accompagnant à merveille la traversée du texte. Le miroir du sol renforce encore les possibilités de créer des images puissantes. Respect donc pour ce rouage lumineux essentiel qui amène une valeur ajoutée indéniable à l’objet artistique qui se construit sous nos yeux.

Idem pour le travail tout en nuances de composition de la bande-son imaginée par Olga Kokcharova. Les sons viennent de loin, métalliques (des bruits de containers comme sur la couverture du livre ?), parfois en écho, caverneux, comme dans un au-delà pluvieux. C’est subtil, un tantinet anxiogène et cela contribue grandement à la réussite de l’ensemble.

La pièce dit quelque chose de la beauté des cicatrices, de ce qu’on en apprend dans cette quête toujours inachevée de la recherche d’humanité dans l’homme. On découvre alors les seuils entre blanc et noir, les dialectiques du lié et du délié. Et malgré tout, une graine d’amour fraternel qui pourrait peut-être grandir…

« Peut-être qu’il n’y a pas d’autres choix
Jouer son rôle
Jouer notre rôle
Même si ce n’était pas celui prévu au départ

Maintenant tu ouvres cette porte
Et tu vas récupérer tes chemises dans la bagnole
Et tu m’les donnes
Que j’les enfile toutes
Promis
Les unes par-dessus les autres
J’en ferai une armure contre moi-même
Un rempart contre mes idées de gauchiotte… »

Sans moraliser le propos, le spectacle nous invite à questionner les dynamiques familiales – à partir de la nôtre – pour se rendre compte qu’il n’y a pas de frontière étanche entre normalité et pathologie dans les relations et que le point d’équilibre est autant dynamique que délicat.
C’est clair, concis, musclé, efficace, prenant, plein d’humanité, de complexité et de paradoxes. On en ressort … autre… un peu grisé ?

« – Grise…
– Quoi ?
– La chemise. Grise. »

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Jouer son rôle, de Jérôme Richer, à la Comédie de Genève, du 20 au 29 janvier 2023.

Mise en scène : Jean-Yves Ruf

Avec Thibault Evrard et David Gobet

Photos : © Magali Dougados

[1] Widmer, E. (1999). Les relations fraternelles des adolescents. Paris : Presses universitaires de France.

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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