La lune est pleine
Une ex-kickboxeuse pense avoir décroché le job idéal en partant enseigner les arts martiaux à trois sœurs d’une famille aisée en Jordanie. Une fois sur place le rêve va pourtant virer au cauchemar et un choix s’imposera à elle. Déjà primée à la Berlinale 2022 pour son premier film Sonne, la réalisatrice irako-autrichienne Kurdwin Ayub poursuit avec Mond sa réflexion sur les diversités culturelles et confirme son talent pour la fiction en ramenant du festival de Locarno 2024 le prix du Jury.
Sarah (Florentina Holzinger) est en reconversion professionnelle après avoir mis un terme à sa carrière dans les combats sportifs en Autriche. La trentenaire est engagée comme coach à domicile pour trois sœurs adolescentes en Jordanie. Lorsqu’elle atterrit à Amman, elle a de quoi se réjouir : en dehors d’un bon salaire, elle est logée tous frais payés dans un hôtel de luxe et dispose d’un chauffeur privé pour la conduire quotidiennement au travail. Or, si les jeunes filles semblent satisfaites de la venue de Sarah, les arts martiaux les intéressent peu et quelque chose semble ne pas tourner rond dans cette maison.
Si ce n’est pas pour le sport, pourquoi Sarah a-t-elle alors été engagée ? Pourquoi les filles sont-elles scolarisées à domicile et privées d’internet ? Et pourquoi Sarah doit-elle signer un contrat de confidentialité lui interdisant de photographier la maison et de monter à l’étage ?
Ta liberté, pas la mienne
Les révoltes suite au décès de la jeune iranienne Mahsa Amini ont déjà inspiré plusieurs films sur l’enfermement mental ou physique vécu par de nombreuses femmes au Moyen-Orient. Récemment, dans Les graines du figuier sauvage (2024) le réalisateur iranien Mohammad Rasoulof dressait le portrait fort de deux sœurs cherchant à s’émanciper en payant le prix fort.
Dans Mond, Ayub parle aussi d’une forme d’emprisonnement, mais avec la particularité d’inclure la délicate question du regard occidental alors que les valeurs de l’orient et l’occident sont, pour certaines, à l’opposé. Des filles prisonnières de leur cage dorée et une femme d’une autre culture aux prises avec un dilemme moral : chacune cherchera à se libérer. Or si la liberté est un idéal commun, les voies d’accès pour y parvenir seront inévitablement conditionnées par le milieu d’où elles sont issues. Là où une des sœurs suggère le mariage comme moyen d’échapper à leur captivité, Sarah y verrait plutôt une autre forme d’enfermement. Pour conquérir leur liberté, sauront-elles unir leurs forces et dépasser le fossé culturel qui les sépare ?
Côté casting Ayub fait un choix audacieux en faisant porter le film à Florina Holzinger, une actrice non professionnelle, danseuse et chorégraphe. Naturelle, l’Autrichienne ne semble pas jouer un rôle de composition. Sa gestuelle brute rappelle celle de la française Adèle Haenel, le sourire rare mais une présence forte à l’écran. Pour illustrer les différences culturelles, Ayub joue à fond les contrastes en filmant Sarah souvent alcoolisée et désinhibée dès qu’elle se trouve hors de la maison. Le choix de chanson (S&M de Rihanna), que la réalisatrice lui fait chanter de façon quasi cathartique au karaoké, n’est certainement pas anodin. À l’inverse, les scènes tournées à la maison sont empreintes d’une certaine pudeur, comme s’il ne fallait pas faire trop de bruit. Si le scénario est très réaliste, Ayub emprunte par moments ses codes au thriller, voire au cinéma d’horreur (notamment dans une scène angoissante où l’on suit Sarah qui tombe des nues en découvrant une pièce à l’étage). En jouant la carte du divertissement, elle évite d’ajouter du drame au drame, ce qui inhabituel pour traiter d’un tel sujet.
Ayub a titré son film Mond en écho à son précédent film Sonne, sûrement aussi pour évoquer la nuit dans laquelle sont plongées des femmes privées de jour. On a hâte de voir si d’autres astres rempliront la constellation de cette réalisatrice qu’on suivra désormais de près.
Valentine Matter
Référence :
Mond, réalisé par Kurtwin Ayub avec Florentina Holzinger, Andria Tayeh, Celina Antwan, Nagham Abu Baker … (Autriche, 2024), DCP 4K. Couleur. 92’
Photos : ©UlricheidlFilmproduktion