Les réverbères : arts vivants

Médée SUPERSTAR : explorer la violence féminine

Pour débuter sa saison, le Théâtre du Loup accueille Médée SUPERSTAR, un spectacle inspiré de la légende de cette mère infanticide, sous la forme de trois monologues modernes et fictifs. Rencontre avec Tamara Fischer, à la base du projet.

La Pépinière : Tamara, bonjour, et merci de me rencontrer. Le spectacle se présente donc sous la forme de trois monologues, des descendantes fictives de Médée. Comme elle, elles font preuve d’une certaine violence, transgressant les codes. Comment s’est dessiné ce lien à partir de la figure de Médée jusqu’à cette création ?

Tamara Fischer : Médée SUPERSTAR c’est la quatrième création de la Compagnie Les Bernardes : on est quatre femmes, toutes interprètes et metteures en scène. Notre fonctionnement, c’est qu’on fait un tournus à la mise en scène. Chaque création, c’est une autre Bernarde qui porte le projet. C’était donc à mon tour. Je suis assez vite partie sur l’idée de Médée, parce qu’on aime  travailler sur les figures archétypales féminines et les déconstruire, les questionner pour en extraire leur essence, et surtout en montrer différentes facettes. La figure de Médée m’a donc tout de suite attirée. D’un côté, elle me fascine, elle  est « badass », puissante. Et d’un autre côté, on a du mal à adhérer complètement à ce qu’elle fait, à cette violence, les meurtres qu’elle commet. Cette ambivalence que je ressentais, en tant que féministe, me questionnait et me semblait intéressante à traiter dans un spectacle. J’ai eu la chance de recevoir une bourse de recherche de la Ville de Genève – ces fameuses bourses Covid –, qui m’a permis de passer beaucoup de temps à lire, à faire des résidences, à déployer une recherche avant  de  monter un dossier pour se faire programmer dans un théâtre. J’ai lu plein d’adaptations de Médée, autant des films, que des pièces de théâtre, ou autre. Et je n’ai pas trouvé une version qui  me plaise  assez pour que je me lance dans la création d’un spectacle. En sachant que c’est deux, trois ans, voire même quatre de travail, donc il faut vraiment que le texte m’inspire ! J’ai eu envie de contacter une autrice pour écrire cette pièce.  J’en ai contacté trois : Valérie Poirier, dont je connaissais déjà les textes ; Judith Bordas et Béatrice Bienville, qui ont toutes deux fait l’ENSATT. Je les ai  rencontrées, en leur proposant le projet, une réécriture contemporaine de Médée. On a commencé à travailler, à échanger des idées. J’avais  dans l’idée d’en choisir une, qui écrive une pièce. Mais je n’arrivais pas à choisir ! Elles ont toutes un regard différent, un âge différent aussi, un rapport au texte différent, et j’avais vraiment envie de découvrir leurs Médée. Je suis vraiment fascinée par le métier d’auteur·ice de théâtre.

La Pépinière : Oui, c’est très différent du roman par exemple, ça demande une approche tout à fait différente ! Comment s’est alors fait le choix de garder les trois ?

Tamara Fischer : Je savais que dans Les Bernardes, j’avais trois comédiennes à disposition pour le projet… et j’adore la forme du monologue. C’est une forme que j’ai travaillée avec Sami Kali dans Moi, Caliban. J’ai aussi mis en scène deux fois Le Théâtre, c’est (dans ta) classe pour le théâtre Am Stram Gram, où on travaille sur des formes de monologues. C’est  une forme théâtrale avec laquelle j’aime beaucoup travailler. Donc, je leur ai proposé d’écrire chacune un  monologue sur une héritière de Médée. Le principe de base étant qu’il fallait que ce soit une femme, dans la trentaine, blanche, car le personnage allait être interprétée par une des trois Bernardes. Ça devait être une femme, qui s’est fait trahir par un homme ou par un système, après avoir mis ses pouvoirs au service de cet homme ou de ce système ; et que, suite à cette trahison, cette Médée s’empare de la violence et commet un crime violent et physique, une vengeance. Je ne voulais pas quelque chose de psychologique ou mental. C’était important aussi pour moi que ce soient des femmes ordinaires et pas des demi-déesses. Dans la version antique, c’est quand même une femme qui a une ascendance divine, des pouvoirs magiques, qui fabrique des potions, qui a un savoir. Et moi, ce qui m’intéressait, c’est de voir que, si c’est une femme ordinaire qui devient Médée, elle ne pourra pas se faire sauver par un char ailé, elle finira probablement en prison, après un procès.

On s’est beaucoup posé la question de l’infanticide, qui est un peu la carte de visite de Médée. C’est la version d’Euripide qui a fixé ça dans l’imaginaire collectif. Dans l’antiquité il y a d’autres versions où Médée ne tue pas ses enfants. En tout cas, Judith, Valérie et Béatrice étaient libres de choisir la nature du crime commis par ces personnages, et en l’occurrence, aucune n’a choisi de s’emparer de ce thème.

La Pépinière :  Et donc le spectacle se déroule sur un plateau télé. Comment est venue cette idée? Et qu’est-ce que ça apporte finalement à ces trois monologues?

Tamara Fischer : Une fois que j’ai reçu les monologues, la grande question c’était : comment est-ce qu’on les lie ? Les consignes étant assez libres, les trois textes n’étaient pas du tout dans le même univers, ne parlaient pas des autres… Comment faire pour qu’il y ait une raison pour que ces trois femmes soient dans le même espace, au même moment, mis à part la thématique, et le fait qu’elles sont des héritières de Médée ?  J’ai pensé au fait qu’elles pouvaient être les trois en prison, ou en cavale, et qu’elles se retrouvent pour se raconter leur crime… On a évoqué plusieurs idées. Ce qui nous a beaucoup aidées dans toute cette création, c’est qu’on a gagné le prix Premio en 2023, avec d’autres artistes suisses. C’est un prix national d’encouragement, qui nous a permis de rencontrer plein de programmateur·ice·s de Suisse et de faire des résidences avant la création à proprement parler, au Südpol à Lucerne, à ROXY à Bâle et à la Schlachthaus à Berne. On avait un appartement et une salle de répétition à disposition, donc on pouvait déjà commencer à brasser plusieurs idées. Avec Wendy Gaze, la scénographe, nous est venue l’idée du plateau télé ; aussi par rapport au titre, Médée SUPERSTAR, qui était déjà là. On s’est dit qu’un plateau télé, c’était l’occasion parfaite d’avoir ces paroles adressées à un public.

La Pépinière : Il ressemblera à quoi, ce plateau ?

Tamara Fischer : Avec Wendy, on s’est inspiré des anciens plateaux télé des années 60, où il y avait autant des prises de parole façon interview-vérité, qu’un groupe en live et des moments d’humour. On retrouve aussi le public en live. Donc ce sont  les codes esthétiques et dramaturgiques qu’on a retenus. Ce sont des femmes ordinaires qui se confient sur un plateau télé, parce qu’elles ont en quelque sorte rejoint le panthéon des Médée ; en pratiquant cette vengeance terrible, elles deviennent des superstars. Le plateau télé permettait  de justifier ces prises de parole. J’ai aussi pensé à ces émissions de téléréalité américaines, du style Jerry Springer, dans lesquelles il y a vraiment des confessions très dures, intimes à entendre, avec un public qui réagit. Ça faisait sens avec des prises de parole un peu trash. Et il y avait aussi dès le départ l’idée d’avoir de la musique dans la pièce, ce qui est un peu l’ADN de nos créations avec Les Bernardes. J’avais envie qu’elles jouent de la musique, qu’elles chantent en live. Ça colle bien avec l’idée du plateau télé, d’avoir des interludes musicaux et un groupe en live.

La Pépinière : Le spectacle sera rythmé par les sons d’icônes pop, comme Dalida, Pat Benatar, Radiohead… Quel sera véritablement le rôle de la musique ?

Tamara Fischer : Elle en a plusieurs ! Le premier, c’est vraiment le travail avec Timothée Giddey, qui est musicien, arrangeur et compositeur, et avec qui les Bernardes collaborent beaucoup. D’une certaine façon, il est le quatrième auteur de la pièce. Comme les autrices ont pris un mythe antique, l’ont passé à travers leur sensibilité et ont écrit un monologue, on s’est dit que pour lui, ce serait pareil. Il allait prendre des tubes ou des chansons déjà connues, déjà écrites, et en proposer une nouvelle version. C’est ce qu’il a fait, en choisissant des chansons qui font partie de notre inconscient collectif. Ensuite, j’ai eu très peur de la violence de ces trois textes. J’avais envie qu’il y ait aussi de l’humour, de la joie, de la légèreté, ce qui n’était pas gagné avec ce thème ! Je n’avais pas envie que pendant 1h40, on soit uniquement là à recevoir de la violence. La musique permet donc d’apporter un décalage, une distance, un humour, et aussi des émotions bien sûr, qui des fois n’arrivent pas à passer par les mots. Et puis, tout simplement, parce que c’est trop plaisant d’avoir des interprètes qui non seulement jouent du théâtre, mais en plus jouent de la musique. J’ai la chance que ce soit le cas de ces trois comédiennes, qui jouent et chantent. C’aurait été trop bête de passer à côté de ça.

La Pépinière : Dans l’histoire de Médée, il y a cette dimension émancipatrice – ou non d’ailleurs – de la vengeance. C’est encore nécessaire aujourd’hui, tristement, que cette dimension soit présente ?

Tamara Fischer : À travers ces trois histoires, qui sont fictives, mais qui pourraient être réelles – il n’y a pas de fantastique, d’intervention divine – j’aimerais que le public se pose la question : l’offense, la trahison, ont-elles été réparées grâce à cette vengeance ?

Il n’y a pas de message du genre « il faut se venger du système patriarcal en tuant des hommes », ce qui serait simpliste. Mais le questionnement, c’est : pourquoi est-ce plus difficile pour nous –  je dis « nous », vraiment, nous tous et toutes – d’imaginer qu’une femme soit violente. Ce qui est intéressant dans la version d’Euripide, c’est que Médée dit souvent qu’elle aimerait être un homme. D’une certaine manière elle a des caractéristiques viriles et elle dit même à un moment : « Je préférerais aller à la guerre que d’enfanter une nouvelle fois. » Donc elle se rapproche des codes – de nouveau, avec des grands guillemets – « virils » de l’époque antique. Jason l’abandonne après qu’elle se soit mise à son service, et elle ne peut s’adresser à personne, ni à la cité, ni au roi. Elle essaye de s’adresser à lui, mais ça ne marche pas. Même le chœur de femmes qui la soutient au début lui dit de partir, que c’est dur mais qu’elle n’a pas le choix. C’est juste sa condition féminine de se soumettre et partir, déshéritée et seule. C’est ça qui me questionne : elle ne peut pas s’adresser à la justice, elle doit juste se taire, accepter, partir. Et si elle a envie de faire justice, de rétablir l’équilibre, la seule chose qui est à sa portée c’est cette vengeance terrible. Est-ce que la trahison a été réparée ? Je souhaite qu’on reste avec cette question-là, qu’on se la pose.

La Pépinière : Comme tu le disais, c’est une figure qui a été souvent reprise, revue, revisitée, avec beaucoup d’influences. Comment ça résonne aussi encore aujourd’hui, avec forcément une dimension féministe au vu du contexte actuel ?

Tamara Fischer : Dans les histoires que les autrices ont choisi de raconter, les trahisons et les violences que ces personnages ont subies ne se prêtent pas à aller porter plainte. Comme dans la version d’Euripide, c’est impossible d’en référer à la justice. Et dans la société d’aujourd’hui, on le voit aussi : quand il y a dépôt de plainte pour des violences sexuelles par exemple, ça n’arrive pas souvent au bout, ou ça prend énormément de temps, ou les victimes ne sont pas crues. Donc ça résonne aujourd’hui par rapport à ça, avec un système biaisé et imparfait qui ne permet pas souvent d’obtenir justice. Pour faire une petite parenthèse, il y a tout un courant aujourd’hui qui parle de la justice réparatrice pour essayer de trouver des espaces de dialogue, hors du système carcéral judiciaire. C’est très intéressant, on en est encore aux balbutiements. Comment réparer ces choses qui ne sont pas de l’ordre du légal ou du judiciaire. Ce qui résonne aujourd’hui pour moi dans ce spectacle, c’est de montrer sur un plateau – en plus un peu glorifié avec le côté « superstar », les paillettes, la musique, les costumes… –des femmes qui sont violentes, qui ne correspondent pas aux normes des stéréotypes et de ce qu’on attend d’une femme. Ce qui m’intéresse, c’est de bousculer les représentations et se dire qu’il existe des femmes violentes. En pourcentage, moins que les hommes, mais ça existe. Et au lieu de se dire qu’elles sont folles ou qu’elles ont été manipulées par un homme, elles sont violentes, et leurs actes peuvent avoir une portée politique. Alors oui, elles sont victimes d’un système patriarcal, et elles choisissent d’essayer de rendre justice par la violence. Bien sûr, je ne veux pas prôner la violence dans le monde réel. Mais je trouve intéressant de se questionner sur pourquoi la violence des femmes est difficilement imaginable.

La Pépinière : Il y a effectivement quelque chose de l’ordre du surprenant, du fait que ça vienne d’une femme.

Tamara Fischer : J’ai lu un livre qui m’a beaucoup touchée à ce sujet. Ça s’appelle Penser la violence des femmes. Ce sont plusieurs essais sociologiques réunis par deux chercheuses, Coline Cardi et Geneviève Pruvost. Dans leur introduction, elles disent qu’elles sont aussi dérangées par ce sujet, par ce thème, parce qu’elles se disent que le féminisme n’a jamais tué personne. Elles ne veulent pas réutiliser les armes du patriarcat pour le féminisme, mais en même temps, de fait, cette violence est un angle mort. Par exemple, un des essais parlait des femmes kamikazes dans le djihad, où tout le monde disait qu’elles étaient folles ou manipulées. Comme si elles n’avaient pas décidé d’elles-mêmes de se faire exploser, pour la cause. Alors que leur acte est politique et pensé, bien qu’il nous dépasse évidemment.

La Pépinière : Ça montre aussi tout le paradoxe dans la réflexion : d’un côté, on les enjoint à penser par elles-mêmes, mais quand elles le font à des fins négatives, alors elles ont été manipulées. Donc elles ne pourraient penser que dans le bien ?

Tamara Fischer : Exactement ! En tout cas, ce qui était important pour moi, à travers ces monologues, donc de l’adresse directe, c’est qu’on peut difficilement faire un quatrième mur. Je trouve très fort que ces femmes s’adressent directement au public, fort parce que parfois on rigole, il y a des passages très drôles dans le texte, on les comprend, on a de l’empathie. Et tout à coup, elles nous racontent ce qu’elles ont fait, et on se dit qu’on ne peut pas être complètement avec elles. C’est toute cette ambivalence entre le fait d’être dérangé, et en même temps en empathie, que je trouve vraiment intéressante dans ces personnages.

La Pépinière : Tamara, merci infiniment pour cet échange très riche ! Je me réjouis de voir comment Les Bernardes vont revoir cette figure de Médée, qui nous fascine tant !

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Médée SUPERSTAR, conçu par Tamara Fischer, sur des textes de Valérie Poirier, Judith Bordas et Béatrice Bienville, du 25 au 29 septembre 2024 au Théâtre du Loup.

Mise en scène : Tamara Fischer

Avec Giulia Belet, Clémence Mermet et Coralie Vollichard

https://theatreduloup.ch/spectacle/medee-superstar/

Photos : © Charles Mouron

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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