D’eau, de sexe et de liberté
La Comédie, dans le cadre de la Bâtie, a accueilli Parallax, une expérience théâtrale sans égale qui montre les liens identitaires qui relient une mère, sa fille et son petit-fils. Trois générations qui se débattent avec leur histoire pour trouver un sens à la vie au-delà de leurs traumatismes. La douceur, la provocation, la scénographie et les performances des acteur·ice·s laissent le public estomaqué.
La mère. Éva. Elle est née à Auschwitz, au camp, rue de la Caserne. Nous la retrouvons quatre-vingts ans plus tard à Budapest, chez elle, dans un appartement vétuste. Sur scène, surélevée sur un étrange socle, la façade de l’immeuble de l’appartement auquel nous n’avons pas accès. Par une fenêtre, nous la devinons. Deux caméras filment en direct sa solitude, retranscrite sur des grands écrans à cour et à jardin. On sent l’enfermement d’Éva, sa vie crépusculaire qui déraille, le poids séculaire de la judéité. La bande-son stridente et la vérité du jeu de la formidable actrice Lili Monori accentuent le malaise.
Arrive Léna. La fille. Elle vient rendre visite à sa mère. Une visite intéressée car elle a besoin de papiers qui prouvent leur origine pour inscrire son fils Jonas dans une école juive. À Berlin, où elle vit avec lui. Éva ne veut pas donner ses documents à Léna car – à la fin d’une vie traumatisée par la Shoah – elle craint que le fait d’afficher sa culture vienne à nouveau leur causer des problèmes. Mère et fille se disputent. Et s’aiment. S’aiment et se disputent. Tout est verrouillé dans les habitudes relationnelles.
À un moment donné, la façade de l’immeuble se sépare en deux parties qui coulissent de chaque côté du plateau pour permettre au public d’avoir accès directement à l’appartement. Alors que la discussion s’englue dans la répétition de ce que chacune connaît de l’autre, Éva perd ce qui lui reste de dignité en ne pouvant cacher son incontinence. Sa fille la nettoie. Elle ouvre ensuite la fenêtre pour aérer le renfermé pisseux et morbide de la vie de sa mère.
Et alors se produit un coup de théâtre fantastique, de ceux qu’on ne voit qu’une fois ou deux dans une vie de spectateur·ice. De véritables et impressionnantes cascades d’eau se mettent à dégringoler des murs de l’appartement comme pour noyer ce lieu marqué par le drame et nettoyer le tout pour les prochaines générations. C’est hyper-spectaculaire. Léna hurle et danse nue au milieu de ce déluge aquatique. On comprend alors que le socle sur lequel est construit l’appartement fait office de réceptacle pour toute cette eau qui vrombit sans relâche pendant une bonne dizaine de minutes.
Le petit-fils. Jonas. Nous le retrouvons dix ans plus tard dans le même appartement. Il a environ 25 ans. Sa grand-mère Éva vient de mourir. Il arrive de Berlin pour l’enterrement. Sa mère Léna, retardée dans les aéroports, ne pourra le rejoindre que le lendemain matin. Jonas a la nuit pour lui. Sur les réseaux, il propose alors à quatre hommes de le rejoindre. La soirée sera musicale, cocaïnée et sexuelle. Bien vite, nos cinq gaillards se retrouvent en tenue d’Adam et se livrent à de longues scènes érotico-pornographiques, plaçant le public dans une position de voyeurisme volontairement inconfortable. Cette partouze montre un monde homosexuel qui revendique le droit à exister, encouragé par un Zeitgeist wokiste qui érige en mouvement artistique les saccades sodomites. C’est autant captivant qu’étonnant. Le théâtre étant un reflet de la vie, il est légitime qu’il explore toutes les formes possibles. Imposer la vision d’une telle orgie à un public captif de cette expérience anthropologique ouvre toutefois un débat fécond sur la nécessité de l’exercice. En tout cas, ce tableau fait parler et donne à penser. Et c’est bien son sens.
Épuisé et écœuré par cette drôle de fête paillarde, Jonas finit par s’endormir sur le fauteuil de sa grand-mère, juste recouvert d’une robe de celle-ci. Quelques godemichets gisent encore ci-et-là. Au matin débarque comme il se doit Léna qui découvre son fils impudique dans un pénible état de somnolence. Elle comprend alors qu’elle ne comprend pas tout. Peu importe, il est l’heure de se préparer pour la cérémonie. Elle aide Jonas à s’habiller tant bien que mal et celui-ci se retrouve presque en tenue traditionnelle juive – kipa sur la tête – pour aller rendre hommage à la défunte. Les traditions et les apparences sont sauves.
Que comprendre de ces trois actes si forts ? Le metteur en scène hongrois, Kornél Mundruczó, s’attaque ici à la thématique du traitement du traumatisme et de son impact sur plusieurs générations. Comment réunir quelques fragments de ce que nous sommes pour essayer de donner cohérence à une trajectoire de vie ? Comment se définir, alors qu’on est tous et toutes composés d’identités diverses et que celles-ci subissent de multiples influences extérieures ? Que porte-t-on en nous de ce que nos ancêtres ont vécu, de ce que nos proches vivent au présent, de ce que les autres nous infligent ? Quelles empreintes, quels stigmates, quels effets ? Comment une identité et un héritage sont-ils à la fois fardeau et privilège ?
Sur scène, chacun·e suit une quête identitaire différente. Mutique, Eva porte en elle le drame biblique du peuple d’Israël depuis l’exode égyptienne et ne veut aucun honneur. Son histoire est celle de la vie qui s’en va et des blessures qui restent. Fière, sa fille Léna essaie de marcher hors des traces de sa mère pour se libérer du poids du passé et affirmer sa judéité. Et le petit-fils Jonas, victime des violences et discriminations du XXIe siècle, rompt avec une sexualité classique pour s’affirmer dans toute sa différence. Alors, devant cette quadrature du cercle existentiel, les profondeurs, les beautés et les abysses humaines composent encore et toujours dans leur complétude ce qui fait l’humanité de l’homme.
Le titre de la pièce signifie « Perspective ». En changeant celle-ci, on change la lecture qu’on peut avoir de nos idées, de nos comportements. Et on réfléchit alors au fait que la vérité n’est qu’un point de vue, que tout est relatif et conjoncturel. À l’image de cette phrase bouddhiste qui dit que la seule loi qui ne change jamais est celle qui dit que tout change tout le temps. Dès lors, l’homosexuel juif qu’on aurait gazé en 1940 peut s’afficher chez les bourgeois des Eaux-Vives 80 ans plus tard. Et les minorités stigmatisées de s’affirmer un peu plus au grand jour. Ici, un peu plus qu’ailleurs, d’ailleurs. À la fin, on espère que les confrontations générationnelles tendues n’auront pas été vaines puisqu’elles permettent de sonder ce paradoxe immuable de l’humanité en mouvement : il faut souffrir pour aller vers la liberté… et celle-ci, jamais acquise, se défend en provoquant les normes pour les faire changer. Comme on change de point de vue. Parallax.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Parallax, de Kornél Mundruczó, à La Comédie de Genève, du 11 au 12 septembre 2024, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève.
Avec Lili Monori, Emőke Kiss-Végh, Erik Major, Roland Rába, Sándor Zsótér, Csaba Molnár, Soma Boronkay.
https://www.batie.ch/fr/programme/mundruczo-kornel-proton-theatre-shades-of-time
https://www.comedie.ch/fr/parallax
Photos : © Nurith Wagner-Strauss