La Marque de la bête
Les humains sont seuls. Malgré la pluie, malgré les animaux, malgré les fleurs et les arbres et le ciel et malgré le feu. Les humains restent au seuil. Ils ont reçu la pure verticalité en présent, et pourtant ils vont, leur existence durant, courbés sous un invisible poids. (p.117)
Wahhch découvre le cadavre de sa femme, sa dépouille souillée par un geste cruel, profane. Les souvenirs s’entremêlent alors ; Wahhch semble dénué de haine, hébété, mais les réminiscences d’un traumatisme lié à l’exil loin de sa terre natale lui reviennent. Il n’a d’autre choix que de se lancer à la chasse d’une bête trop humaine dans le seul but, affirme-t-il, de pouvoir l’observer. Son périple l’emmène ainsi à travers l’Amérique, continent des extrêmes, où chaque rencontre semble décisive.
Pour raconter les hommes, dans ce roman noir, Wajdi Mouawad invoque les bêtes. Les premières parties, BESTIAE VERAE et BESTIAE FABULOSAE sont ainsi narrées par diverses espèces animales annoncées en tête de page, en latin, selon leur taxonomie – forçant dès lors notre curiosité à partir à la recherche desdites bêtes, en vue d’élucider le mystère entourant leurs identités. La narration est à la première personne ; la focalisation, interne ; mais l’histoire rapportée est bien celle de Wahhch, le vagabond étant désigné anaphoriquement par les bêtes. Nous avons dès lors l’impression que ces dernières le reconnaissent en pair : « Les humains se ressemblent. Ils ont le même visage. Je ne les différencie pas. Mais lui, je le remarque, je le vois. » (p. 160). Wahhch est-il une bête parmi les bêtes ? Là réside tout l’intérêt de cette narration : les correspondances entre comportements humains et bestiaux évoquent une nouvelle langue – la paraphrase de la pensée animale, qui manifeste son universel dans le contraste avec une animalité propre à l’homme, celle refusant ses instincts primaires, pour au final embrasser une brutalité inouïe. Cette recherche d’une langue universelle, disparue, oubliée, plonge le récit dans une dualité homme/animal permanente, mais qui rencontrent parfois des comparaisons purement anthropologiques. L’auteur brosse en effet le portrait d’une humanité dévastatrice, en élaborant de nouvelles analogies entre conflits présents et passés, lointains et proches : guerre de Sécession, affrontement entre les communautés natives américaines, crimes de guerres au Moyen-Orient. Le récit se dessine autour d’une violence prévisible, présagée, pourtant toujours porteuse de déflagration. Wachh est un produit de l’horreur humaine, et son exil américain n’est pas sa délivrance ; son voyage trouve d’ailleurs sa réelle raison à l’aube de la troisième partie, CANIS LUPUS LUPUS, où la pression écrasante se libère enfin, éveillant la nature allégorique de Wachh à travers l’œil clairvoyant et sage de Strix varia. Il s’agit aussi de voir au travers de cette dualité bestiale le traitement que l’on réserve aux bêtes. Nous assistons par exemple à des scènes de transport en bétaillère, d’autres de chiens s’entredéchirant, l’évènement se déroulant face à un public exécrable. Au sein de ce récit, nous accorderons souvent plus d’empathie au règne animal qu’aux hommes environnants.
La question de l’origine se manifeste encore une fois avec brio dans un récit de Mouawad : ce roman nous propose la genèse d’un exil universel, métaphysique, qui trouve sa racine dans le mythe de Caïn. Ce roman taillade, marque ; il fait miroiter une part de nous que l’on ignore ou rejette, la trame est prenante, effrénée.
Victor Chamot
Références : Wajdi Mouawad, Anima, Éditions Actes sud, 2013, 500 p.
Photo : © kshawk108