Les réverbères : arts vivants

La mécanique des fluides

ou l’étude des forces internes du couple : Trahisons, dans une mise en scène de Valentin Rossier, à voir au Théâtre le Crève-cœur, jusqu’au 6 février.

L’instabilité et les turbulences du couple est une des études sociales que le théâtre s’est approprié depuis longtemps. L’écoulement des sentiments amoureux peut se comporter de manière laminaire tel le roman Le Chat de Simenon ou plus tourbillonnaire selon le modèle classique du théâtre de boulevard cher à Sacha Guitry. Ces turbulences ne sont pas sans sens et c’est à l’image de la science qui passe des faits aux causes, que Trahisons reprend le phénomène de l’adultère bourgeois.

Dans un décor où la couleur noire s’impose avec son élégance, la cascade amoureuse écrite par Pinter se présente depuis la fin, depuis la mort thermique du corps amoureux, depuis le refroidissement des sentiments, le silence. Un silence marqué par des lumières tels des vitraux et une bande sonore discrète qui coule en permanence.

Les mots des pauvres gens disait Léo Ferré. Assis dans leur fauteuil verre en mains, les amants ; Jerry (Valentin Rossier) et Emma (Camille Figuereo) entre deux silences, n’ont plus rien à se dire, ils se sont tant dit. Dès lors la banalité prend le dessus, la conversation d’ascenseur s’impose. C’est cruel de banalité et si efficace dans le non-dit.

La mise en scène de Valentin Rossier se rapproche du philosophe Michel Serre en ceci : qu’importent les paroles, le corps anticipe. C’est la force du choix de cette mise en scène, car le corps vit au rythme de l’être, vibrant selon l’harmonie ou du désordre de l’âme. On peut citer Saint Exupéry : « … On ne voit rien. On n’entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence… »

Cette musique secrète, dont encore une fois on parcourt la partition à l’envers est jouée au rythme d’une valse à un temps. L’anti-boulevard joue ici à plein la réduction des effets en cela qu’en évitant « les portes qui claquent » et les vitupérances des cocus, il met en évidence la simplicité du récit, de la vie des gens ; c’est de l’émotion à fleur de peau. Trois êtres, trois vies avec de grands sentiments derrière les mots, car il ne faut pas oublier le mari : Robert (Mauro Bellucci).

Robert savait. Jerry ignorait qu’il savait. Emma avait dit à Robert sans que Jerry le sache. Les clés narratives du genre sont bien présentes ce qui confirme que nous sommes bien dans le triangle amoureux. Mais ici la colère est remplacée par le cynisme. L’étonnement est froid, la fierté inaltérable, les sentiments lisses, le couple inoxydable et le divorce ataraxique ; pour soutenir de pareils oxymores, les trois artistes sont parfaits de simplicité et de justesse.

La lente déviance s’impose en neuf tableaux avec quelques vigueurs verbales rapidement freinées par les convenances. Rien ne sert de courir, force est de constater que toute accélération de sentiments dans un fluide est vaine. Cette image – à découvrir – se retrouve de manière subtile et élégante en avant-scène à Jardin et Cour.

Dans le monde de ce trio qui évolue dans celui de l’édition, de l’écrit, des écrivains et des lecteurs, la culture, les convenances, l’éducation impose une retenue de bibliothèque. Trahisons, c’est du snobisme à l’état chimiquement pur et c’est délicieux.

Force est de constater que face à un boulevard la farce s’impose par le rire et nous laisse distant face aux vicissitudes du couple. On connaît ça ! Dans Trahisons la situation s’impose par la lenteur et le silence et nous étreint. Lenteur et silence : ces deux compagnons de solitude que chacun d’entre nous a connus lorsque, nageant dans la douleur amoureuse, il n’y avait rien d’autre lors de son anamnèse de ses amours pour lui tenir la main. Chacun connaît cela.

Une histoire qui remonte le courant du sentiment amoureux jusqu’à sa source, jusqu’aux verts bourgeons des feuilles mortes qui, malgré la grâce d’un dernier vol termineront comme les amours, fatalement sur le sol.

Cet excellent spectacle, noir et beau comme un Soulage, c’est aussi de l’humour outre-noir conjugal.

Jacques Sallin

Infos pratiques :

Trahisons, de Harold Pinter, au Théâtre le Crève-Cœur, du 12 janvier au 6 février 2022.

Mise en scène : Valentin Rossier

Avec Valentin Rossier, Camille Figuereo, Mauro Bellucci

Photos : © Loris von Siebenthal

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

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