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Autoportrait : Un voyage à Ogygie

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Calypso Eliez qui se présente à vous, à travers les mots qui (selon elle) la définissent le mieux. Bonne lecture !

* * *

Un voyage à Ogygie

La Bière

Je n’irais pas jusqu’à dire que je suis une femme de caractère. Mais, sans me vanter, je ne passe pas inaperçue. Je peux jouer la femme mondaine sous une perruque blonde ; la femme authentique et originale sous une balayage ambré. Je peux même jouer la femme douce, acide si on l’embête, sous des traits blancs, presque opaques.

Les Hommes n’entretiennent pas tous les mêmes rapports avec moi. Quand je les vois, qui m’encerclent, avec des regards singuliers, j’observe. Il y a celui qui va me siffler d’un coup, le goujat, le crâneur, qui veut impressionner les copains. Puis, il y a celui qui va vite, qui a besoin de moi, une nécessité malsaine. C’est souvent le plus malheureux des compères, un air maussade, un regard mélancolique. Il me regarde à peine, ne me considère même pas, je suis juste un moyen pour lui de se sentir un peu mieux quelques minutes.

Ensuite, il y a celui qui me fait attendre. Celui qui joue les difficiles. Je le regarde pendant des heures en me demandant quand est-ce qu’il va enfin m’accorder un peu d’attention. Les minutes filent. Lui, il est souvent embarqué dans des discussions sans fin, il parle, parle. Sans même se douter que je n’attends qu’une chose – qu’il me touche, du bout des lèvres.

À ne pas confondre avec le menteur, le timide de la bande. Celui qui prétend qu’il me désire quand en fait, c’est une autre qu’il veut. Mais par convention, par facilité, c’est moi qu’il choisit. Alors je patiente, je marine, au point de perdre mon énergie et de ressembler à une chose informe, sans goût ni intérêt. Souvent, il s’en va, et je reste seule, sans même qu’il ne m’ait adressé un regard, une seconde d’attention.

Enfin, il est là, lui. Celui qui m’inspire, qui me comble. Nous passons des nuits ensemble, à rigoler, à danser. Parfois, il me délaisse les premiers jours de la semaine, mais j’ai à peine le temps de me languir qu’il me retrouve le jeudi vers 17h, en amoureux. Je vois dans ses yeux ce sentiment, un sentiment de joie et de plaisir.

Mais ai-je mon mot à dire ? Je ne suis qu’une bière après tout.

La Cigarette

Je connais tes secrets les plus sombres. Je connais tes silences les plus introspectifs, tes moments de gêne, tes histoires de famille, tes lectures. Je suis là tout le temps, à tout moment. Je t’accompagne partout, je suis ta plus fidèle compagne Tu m’emportes toujours avec toi. Je suis comme un talisman, une chose qu’on possède pour se sentir un peu mieux. Parfois je t’aide même à sociabiliser, à conquérir des cœurs. C’est toi qui me façonnes, je suis ce que tu as envie que je sois. Je peux être grande, blonde et coûteuse. Mais je peux aussi être artisanale, à prix réduit, faite par le soin de tes gestes, l’expertise de tes doigts. On a du mal à se séparer toi et moi. Je suis le vice que tout le monde te rabâche, le côté malsain de ton quotidien. Entre ta mère et moi, une guerre a pris place depuis bien des années. Mais les moments que je chéris le plus sont ceux que nous partageons en pleine nuit sur le canapé de ton salon. Toi, tu lis tout en me faisant danser sur tes lèvres et sur tes doigts. Et moi, je te regarde tout en me transformant en un nuage gris et en me demandant si un jour tu sauras être véritablement heureuse.

Mais ai-je mon mot à dire ? Je ne suis qu’une cigarette finalement.

La Couleur

Comme dans un théâtre de la Grèce antique, j’ai plusieurs masques.

Certains m’aiment sombre, parfois même livide. Certains m’aiment inaperçue, cachée, austère et clandestine. Mais toi, tu m’aimes fière, vaillante, souriante et joyeuse. Je suis un moyen pour toi de décrire ton caractère de façon non verbale. Je couvre ton appartement entier, je suis dans tous les recoins. Certains me critiquent, me raillent, me moquent, mais toi tu me fais me sentir particulière. Je t’apporte de la joie lorsqu’un matin, le café est tombé par terre, l’eau de la douche est froide ou la roue du vélo est à plat. Alors, tu aimes tous mes masques. Ils te rappellent tous quelque chose de particulier, un souvenir, une sensation, une émotion. Le rouge, ta préférée. Elle te rappelle la Grèce, le bateau, le Zarathoustra, le tableau de Vallotton au-dessus de ton lit, les chapeaux de ta grand-mère, tes imperméables d’enfant. Le rouge, toujours ton premier choix.

Sans tous mes masques, le monde sombrerait dans une tristesse profonde ’art ne serait qu’une vague copie de la photographie, les boules de glace seraient maussades, les chapeaux de ta grand-mère sans intérêt et ton appartement une bien triste caverne.

Mais ai-je mon mot à dire ? Je ne suis que la couleur au bout du compte.

La Grèce

Les douze dieux de l’Olympe m’ont tous honorée d’un de leurs dons. J’ai l’omnipotence de Zeus, la beauté d’Aphrodite, la culture d’Apollon, la fidélité d’Héra, la force de Poséidon, le caractère d’Hadès, la gentillesse d’Hestia, la fertilité de Déméter, la sagesse d’Athéna, la légèreté d’Hermès, la folie de Dionysos, la maîtrise d’Héphaïstos. Je suis tous les paradis réunis à la fois. Je comble, je séduis, je réconforte. C’est autour d’un tzatziki ou d’un pastitsio que je charme le mieux. Mais c’est tout en buvant un raki que je compte tous mes secrets. Sur une montagne ou sur une plage, on m’admire. De retour à la maison, le souvenir de mes caresses démange et obnubile. Depuis Delphes, Agia Galini, Spetses ou Donoussa, j’ensorcèle les spectateurs. Telle Calypso avec Ulysse, je captive, je subjugue mes voyageurs. Qu’ils soient restés sept jours, sept mois ou sept ans, je sais qu’ils me reviendront.

Mais ai-je mon mot à dire ? Je ne suis que la Grèce dans le fond.

Le Livre

Nous entretenons une relation bien conflictuelle, toi et moi. Parfois, je peux être le cauchemar de tes nuits, l’angoisse de tes journées. Pour mardi, tu dois en avoir fini avec mon cas. Tu dois m’avoir compris et m’avoir analysé. Alors, tu me prends partout à contrecœur pour me déployer dès que tu as un moment de libre et apprendre à me connaître davantage. Quand nous entretenons ce genre de relation, c’est souvent que je t’ennuie. Un peu lourd, trop descriptif, trop fatigant, pas assez poétique.

Mais il arrive que nous soyons liés comme les deux doigts de la main. Durant la période estivale, les nuits hivernales ou les dimanches mélancoliques, je te charme, je t’obnubile, je deviens ton seul centre d’intérêt. Tu m’embarques dans ton sac de plage, sur les pilotis de bois des Bains des Pâquis. Alors, toi, le café matinal et moi, on se lance dans une aventure effrénée. Après m’avoir soigneusement choisi sur l’étagère d’une librairie, tout seul, un peu à part, à la couverture classique, au titre sobre, à l’allure lyrique, tu me dévores. Tu veux mon corps tout entier, connaître chaque recoin de mon âme, élucider mes mystères les plus secrets, décortiquer toutes mes phrases, retenir tous mes mots. Parfois, tu me cornes, tu me maltraites, tu me surlignes, tu me barioles. Après cet usage enragé, tu me ranges fièrement dans ta bibliothèque, coude à coude avec Balzac, Baudelaire ou Verlaine.

Tu ne me prêtes jamais. À personne, ni même à ta sœur. Je représente pour toi la chose la plus précieuse que tu aies. Une chose noble, physique, qui après une lecture devient une partie de toi, un moment symbolique, un souvenir.

Mais ai-je mon mot à dire ? Je ne suis qu’un livre en définitive.

Calypso Eliez

Ce texte est tiré de la volée 2021-2022, animée par Magali Bossi et Natacha Allet.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : ©Calypso Eliez

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